De l’aide massive des gouvernements en temps de pandémie à la taxe carbone comme moyen de lutte au dérèglement du climat, de la baisse de légitimité des gouvernements à la baisse de crédibilité des économistes dans notre monde moderne, de l’intervention des économistes dans le discours social à la place des femmes économistes dans un domaine très majoritairement masculin, voilà autant de sujets dignes d’intérêt que l’économiste d’origine française Esther Duflo, professeure au MIT et colauréate du prix Nobel d’économie en 2019, a abordés par visioconférence, le jeudi 23 septembre, devant plus d’un millier de participants.
La présentation avait pour thème «Économie utile pour des temps difficiles», soit la traduction française du titre du livre publié en 2019 par la conférencière et son collègue Abhijit Banerjee. La webconférence était organisée par le Département d’économique de l’Université Laval.
«Depuis plusieurs années, les économistes ont perdu une grande partie de leur crédibilité en tentant de contribuer à la résolution de grandes problématiques comme l’immigration et les inégalités, la mondialisation et les bouleversements technologiques, a affirmé, d’entrée de jeu, Esther Duflo. Un sondage YouGov mené au Royaume-Uni révèle que les économistes viennent juste derrière les hommes et les femmes politiques avec un taux de confiance, chez les citoyens, de seulement 25%. Or, cette défiance a des conséquences.»
Un autre sondage, mené cette fois aux États-Unis par une équipe de chercheurs de l’Université de Chicago, demandait aux répondants d’indiquer le meilleur moyen de lutter contre le dérèglement du climat.
«La réponse, presque automatique, était: il faut une taxe sur le carbone, poursuit-elle. Un tel moyen, disait-on, permettrait d’aiguiller les comportements dans la bonne direction. Or, en bout de ligne les gens se sont dits en désaccord avec l’idée d’imposer une telle taxe. Le mouvement des Gilets jaunes, en France, a été déclenché par l’opposition au projet de taxe carbone du gouvernement. Les opposants disaient que la taxe allait augmenter le coût de la vie des plus pauvres.»
Une crise de confiance envers les gouvernements
Selon Esther Duflo, les gouvernements font face eux aussi à une crise de confiance de la part des citoyens. «Dans les 10 ou 20 dernières années, dit-elle, la confiance n’a fait que baisser. Et les professeurs d’économie ont joué un rôle dans cette baisse de confiance. La pandémie fait en sorte que les gouvernements sont à un moment critique. Si on s’en sort de manière efficace, la légitimité gouvernementale pourra en sortir grandie.»
Pour lutter contre la COVID-19, les gouvernements ont injecté des sommes colossales dans le soutien à l’économie et le soutien aux citoyens. «Il ne fait aucun doute que l'assistance massive apportée dans les pays qui ont pu se le permettre a été bénéfique, souligne-t-elle. Dans l'ensemble des pays riches pendant la pandémie, il s’est dépensé en mesures fiscales de soutien environ 20% du produit intérieur brut (PIB). Les pays riches pouvaient se le permettre avec des taux d'intérêt restés très faibles et leur crédibilité élevée sur le marché du crédit. Ils n'avaient donc aucune raison de ne pas le faire. Je pense que cela a permis d'éviter de faire s'enfoncer une crise beaucoup plus longtemps qu'elle n'aurait eu lieu autrement. Ces mesures, qui sont quelque chose de temporaire, ont permis de limiter l'explosion des inégalités et de limiter l'augmentation de la pauvreté. Les pays les plus pauvres, quant à eux, ont dépensé 2% de leur PIB en mesures fiscales et les conséquences de la crise ont été beaucoup plus graves.»
Selon elle, sur le court terme il n’y avait rien d’autre à faire. «Mais, ajoute-t-elle, ces mesures vont finir par avoir un effet sur les taux d’intérêt, les prix de l’immobilier, ce qui, à long terme, pourrait avoir un impact sur les inégalités.»
La conférencière s’inscrit en faux contre l’idée que les travailleurs ayant perdu leur emploi et soutenus par l’aide financière d’urgence mise en place par les gouvernements refuseront de retourner sur le marché du travail. Plusieurs études montrent le contraire dans bien des cas.
Esther Duflo croit qu’en raison de la pandémie, mais aussi à cause du dérèglement du climat, une «communauté de destin» lie désormais les pays développés aux pays en développement. Selon elle, ce contexte permet de construire un «socle de confiance commune» pour faire face aux grands défis de l’humanité.
Au cours de la période de questions, la conférencière a expliqué que les économistes auraient intérêt à intervenir davantage dans le discours social. «Les économistes, indique-t-elle, n’ont pas envie de partager avec le public leurs incertitudes, les choses plus surprenantes. Mais on y gagnerait.» Elle considère, par ailleurs, que les femmes ont tout à fait leur place dans la sphère économique. «C’est une culture dominée par les hommes où la tendance est un petit peu agressive, souligne-t-elle. Mais comme femmes, vous rendez le domaine plus riche. Le simple fait d’en être, vous contribuez à attirer d’autres femmes dans la profession.»