
L'événement bilingue Une nuit au musée de la philosophie a été présenté le 20 octobre au Morrin Centre. Sur le thème «La philosophie peut-elle sauver le monde?», ce musée éphémère a présenté des modules interactifs, des jeux, des œuvres d'art et des conférences qui montrent que la philosophie peut être une discipline ancrée dans la société actuelle.
— Laura Silva
À l’occasion de la Journée mondiale de la philosophie de l’UNESCO, célébrée chaque année le troisième jeudi de novembre, le Morrin Centre s’est métamorphosé pendant quelques heures en musée éphémère. L’événement Une nuit au musée de la philosophie, imaginé par la professeure Laura Silva du Département de science politique, a fait voir concrètement ce à quoi pourrait ressembler un tel musée. Œuvres d’art, modules interactifs, jeux et conférences sur des enjeux de société actuels ont permis à la population de Québec de goûter à l’expérience que pourrait offrir un musée permanent de la philosophie, une idée que la professeure Silva souhaite concrétiser à Québec.
«Selon moi, le Québec est l’endroit idéal pour ça parce que, comparativement à d’autres nations, il valorise les philosophes et les intellectuels et investit dans la culture et les arts. De plus, étant donné que la philosophie est une matière obligatoire au cégep, une grande partie de la population y a été initiée et il y a des emplois pour les philosophes. Le journal Le Devoir a même une chronique "philosophie". Ce n’est pas courant à travers la planète. J’ai l’impression qu’on trouve ici une plus forte concentration de philosophes au kilomètre carré qu’ailleurs dans le monde», affirme la professeure d’origine portugaise.
Le musée permanent dont elle rêve mettrait en valeur une philosophie accessible, éloignée de certains clichés comme celui des manuels poussiéreux. Il s’inspirerait des musées des sciences, à la fois modernes et interactifs. «Je ne voudrais surtout pas d’une exposition qui présente la vie et l’œuvre d’Aristote, de Descartes ou de Kant sur des panneaux. Il faut intégrer la philosophie à des enjeux actuels qui touchent de près les gens et explorer les concepts philosophiques de manière plaisante par l’art, le jeu et l’expérimentation», indique Laura Silva.

Laura Silva, professeure au Département de science politique, a fait des études en neurosciences et en philosophie. Elle est une spécialiste du rôle moral et politique des émotions. À côté d'elle, l'œuvre tissée L'état de nature d'Angela Marsh.
— Yan Doublet
Expériences concrètes et représentations artistiques de la philosophie
Lors de l'événement Une nuit au musée de la philosophie, les participantes et participants étaient invités à réfléchir à des questions éthiques grâce à trois modules interactifs conçus spécialement pour l'occasion. L'un d'eux présentait un système de rails avec tramway miniature et invitait à prendre une décision lourde de conséquences. Devant le tramway se trouvent cinq personnes qui seront heurtées, mais si on actionne un levier, le tramway sera dévié sur un autre rail où ne se trouve qu'un seul individu. Cette mise en situation entraîne bien sûr un lot de questions, qu'une équipe d'étudiantes et d'étudiants à l'animation des modules aidaient à faire surgir. La décision de ne faucher qu'une vie est-elle plus acceptable? Comment comparer la valeur des vies? Faire du mal intentionnellement est-il moralement différent de permettre qu'un mal se produise?
«Ces modules, explique la professeure Silva, visent à faire comprendre, en engageant physiquement et personnellement les participants dans des dilemmes moraux, que la réflexion philosophique est présente dans la vie quotidienne.» Un quatrième module interactif sur le dualisme cartésien explorait, quant à lui, dans quelle mesure l'esprit et le corps se chevauchent.

Dans le module interactif Le voile d'ignorance, les participantes et participants sont invités à lancer les dés pour mieux comprendre comment le hasard détermine l'identité sociale de chaque personne: genre, origine, niveau de richesse, religion et talents. Le philosophe John Rawls croit que si les gens qui organisent la société ignoraient leur identité sociale, ils opteraient pour une société plus équitable pour toutes et tous. À l'arrière, on aperçoit l'œuvre de Christine Sioui-Wawanoloath sur la violence épistémique.
— Yan Doublet
Deux jeux étaient aussi proposés aux visiteuses et visiteurs. Le premier, Debatable, invite à débattre de sujets divers, des plus sérieux ou plus loufoques, comme l’acceptabilité de l’euthanasie ou la pertinence de la pizza à l’ananas. Le second, Le jeu des préceptes moraux, est une adaptation originale d’un jeu aux visées pédagogiques de la cour portugaise du 16e siècle. Inspiré de l’Éthique d’Aristote, le jeu implique de déplacer des pièces qui représentent des vices et des vertus.

Le jeu des préceptes moraux est l'adaptation originale d’un jeu créé en 1540 par João de Barros pour l'infante D. Maria. La structure du jeu s'inspire de l’Éthique d’Aristote, notamment de sa doctrine du juste milieu, où chaque vertu se situe entre deux vices opposés – l'un par excès et l'autre par défaut.
— Yan Doublet
Trois œuvres d'art ont également été créées pour cet événement, chacune représentant un concept philosophique. L'artiste abénaquise-wendate Christine Sioui-Wawanoloath a représenté la violence épistémique à l'aide de Kichi Tolba, la Grande Tortue. L'artiste d'origine burundaise Gérard Ntunzwenimana a quant à lui mis en image le contrat racial par un calligramme composé du vocabulaire associé à ce concept. Enfin, l'artiste écologiste et féministe Angela Marsh s'est inspirée des mauvaises herbes pour illustrer l'état de nature.

Ce calligramme composé de mots issus du vocabulaire du Contrat racial de Charles W. Mills – comme «suprématie blanche», «colonisation», «exploitation» ou «hiérarchie sociale» – est l'œuvre de Gérard Ntunzwenimana.
— Yan Doublet
Quand la réflexion prend des airs de fête
Contrairement à l'image traditionnelle des salles d'exposition, souvent perçues comme silencieuses et formelles, l'événement Une nuit au musée de la philosophie ressemblait davantage à une célébration, avec des guirlandes de lumière suspendues au plafond, des amuse-bouche et des rafraîchissements. Les discussions y étaient bruyantes et animées, particulièrement après les trois conférences qui ont fait salle comble.
Sur le thème «La philosophie peut-elle sauver le monde?», ces conférences grand public ont mis en lumière des questions sociales et politiques très actuelles. La professeure Naima Hamrouni, de l'Université du Québec à Trois-Rivières, a discuté des différentes formes de féminisme, reprochant à un certain féminisme pop d'intégrer le système hiérarchique blanc et masculin plutôt que de proposer une nouvelle norme sociale, comme le fait un féminisme venu des marges. La professeure Catherine Rioux et la doctorante Romane Marcotte de la Faculté de philosophie de l'Université Laval ont permis de voir comment la philosophie peut être employée pour mieux comprendre et prévenir la radicalisation. Finalement, le professeur Alexandre Gajevic Sayegh, du Département de science politique de l'Université Laval, a proposé une réflexion sur l'action climatique et l'effondrement possible de la civilisation.
«Pour moi, il est important de montrer que la philosophie a un rôle à jouer dans les enjeux de société. C'est d'autant plus important de développer actuellement des compétences critiques dans cette ère de désinformation et de polycrises, où la liberté et la démocratie sont ébranlées. La philosophie nous aide à résister aux biais cognitifs, à mieux débattre et à défendre la démocratie face aux menaces algorithmiques et autoritaires», soutient la professeure Silva, qui poursuit des travaux sur le rôle moral et politique des émotions.
«D'ailleurs, la philosophie doit absolument sortir de la bulle académique et elle doit utiliser les émotions, notamment par l'art et le jeu, pour amener les gens à mieux penser, débattre et agir», conclut-elle.























