3 juin 2025
L’intelligence artificielle générative changera-t-elle la face du septième art?
Le professeur Jeremy Peter Allen a prononcé une conférence sur le sujet à l’occasion du colloque international sur la critique de cinéma à l’ère numérique, qui se déroule jusqu’au 4 juin

Le film Air Head, réalisé par shy kids, une équipe multimédia basée à Toronto, a été produit grâce à la plateforme d'IA en code source libre Sora.
— shy kids
Mettre vos traits à la place de ceux de Sean Connery, de Roger Moore ou de Daniel Craig pour incarner James Bond, ou encore changer la fin de Titanic pour que Jack survive et épouse Rose, ça vous plairait? Très bientôt, il pourrait suffire de donner une telle consigne à un algorithme génératif pour que votre fantasme soit réalisé. Les progrès des modèles d'intelligence artificielle (IA) qui génèrent des images cinématographiques sont tels que le mathématicien Emad Mostake, fondateur de Stability IA, a récemment affirmé que d'ici la fin de 2025, il sera possible de générer entièrement par intelligence artificielle la 9e saison de Game of Thrones à partir des 8 premières.
Si le réalisateur Jeremy Peter Allen, professeur au Département de littérature, théâtre et cinéma, trouve cette déclaration un peu trop optimiste, il n'en demeure pas moins que les avancées technologiques dans le domaine sont hallucinantes. «La vague d'outils qu'on emploie date de 2023 tout au plus. Il en sort de nouveaux toutes les semaines et ils sont de plus en plus performants», a-t-il affirmé lors d'une conférence qu'il a présentée le 2 juin au pavillon Louis-Jacques-Casault, à l'occasion du premier colloque international organisé depuis la création du baccalauréat en cinéma et culture numérique.
Un rythme de développement «affolant», selon le professeur
Jeremy Peter Allen raconte avoir découvert l'IA en 2020. À l'époque, il devait tourner une scène avec des dialogues au bord du boulevard Hamel. C'était mission impossible jusqu'à ce qu'un membre de l'équipe lui parle de l'outil iZotope, capable d'extraire la voix humaine d'un ensemble de bruits, en postproduction. Deux jours plus tard, il visionne la scène dans laquelle on entend clairement les répliques, sans le vrombissement des camions qui frôlaient les comédiens. «Je me rappelle avoir alors pensé à la citation d'Arthur C. Clarke: "Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie."»
Effectivement, l'IA peut donner au monde un peu de magie. C'est grâce au même logiciel iZotope que le réalisateur Peter Jackson a pu extraire la voix de John Lennon d'un enregistrement avec un piano désaccordé, ce qui allait permettre de lancer en novembre 2023 Now and Then, la dernière chanson des Beatles.
Cependant, l'année 2023, c'est aussi celle de la grève des scénaristes et des actrices et acteurs d'Hollywood. «L'un des enjeux majeurs pour les deux syndicats était l'usage de l'IA, qui en était pourtant encore à ses balbutiements en cinéma. Les comédiens craignaient déjà qu'on puisse utiliser leur image et leur voix sans leur consentement et sans rémunération», rappelle le professeur, qui soutient que leurs craintes étaient tout à fait justifiées.
Un concept relativement nouveau, la vidéo de contrôle (driving video), permet actuellement de générer des vidéos de n'importe quelle personnalité. Apparue avec la plateforme Runway, cette technologie pousse l'hypertrucage (deepfake) encore plus loin. Il suffit de filmer sur un fond uni une comédienne ou un comédien qui «contrôlera» les mouvements et expressions du personnage généré. Puis, avec une seule photo frontale de Marilyn Monroe, par exemple, on peut donner au personnage les traits de la blonde pin-up et, avec 3 lignes de réplique du film The Misfits, on peut cloner sa voix. «Il y a bien sûr un potentiel d'abus énorme», dénonce le professeur Allen.
Toutefois, cette technologie ouvre également des portes pour la création, surtout dans le cadre de films à petit budget. «Je travaille, témoigne-t-il, sur un court métrage intitulé Isolet, qui se passe dans une unité néonatale où il y a des bébés entre la vie et la mort. Bien évidemment, on ne peut pas faire entrer une équipe de tournage dans un tel milieu. Et reproduire le décor en studio coûterait très cher. Avec l'image d'une unité néonatale, celle d'un bébé et celle d'une comédienne, je peux générer des séquences vidéo.»
Jusqu'à tout récemment, affirme le cinéaste, on sentait encore le côté artificiel et synthétique des images générées par l'intelligence artificielle, mais la technologie se raffine rapidement, et les images deviennent de plus en plus réalistes, même pour les yeux avisés.

Le court métrage Fossils, réalisé par la Québécoise Roxanne Ducharme, avec usage de l'intelligence artificielle, présente la fin de l'humanité et les traces qu'elle laissera.
— TrashCanRoxanne
Des changements majeurs à l'horizon
Ce que laissent entrevoir ces développements, c'est un changement radical de la pratique cinématographique. Auparavant, un film se faisait en 3 étapes distinctes: la préproduction (qui comprend la scénarisation), la production (le tournage) et la postproduction (qui comprend le montage). Parmi ces étapes, deux laissaient un peu plus de liberté aux artisans du film: en préproduction, on peut refaire le scénario, et en postproduction, on peut déplacer les scènes. Par contre, en tournage, pour des raisons logistiques et financières, on s'en tient à un plan prédéterminé. Dorénavant, il sera possible de demander à l'IA de reproduire une scène qu'on a filmée dans un autre plan. On pourra aussi modifier le scénario à la toute fin du processus, sans retourner en tournage, en demandant tout simplement à une actrice ou un acteur de dire quelques répliques sur un fond vert. Bref, explique le professeur, on arrive à un moment de l'histoire du cinéma où les étapes classiques de la production d'un film ne seront plus étanches.
Un autre changement que prédit Jeremy Peter Allen, c'est la prolifération des projets de vanité, sans aucun intérêt. Si jusqu'à présent les coûts faramineux rattachés à la réalisation d'un film évitaient que le marché soit inondé de navets comme The Room – scénarisé, réalisé, joué et financé à coût de 6 millions par Tommy Wiseau, un homme imbu de son image –, l'IA générative pourra permettre à un quidam de jouer le superhéros à l'écran.

The Room, sorti en 2003, est considéré comme l'un des pires films jamais tournés. Selon plusieurs analystes, le film montre clairement le narcissisme de son auteur, qui remplit plusieurs fonctions dans le film (producteur, réalisateur, scénariste et acteur principal). L'affiche montre uniquement son visage en gros plan, et son personnage est couvert d'éloges pendant tout le film. L'IA risque de faciliter la production de tels projets de vanité.
— Wiseau Films
Une autre répercussion que craint le professeur Allen, c'est la standardisation des scénarios et des esthétiques. D'ailleurs, la plateforme Showrunner signe en quelque sorte la fin des rôles de scénariste et de réalisateur. Avec cette nouvelle plateforme, l'usager peut dicter à la machine ce qu'il souhaite comme film: tel personnage, tel synopsis, dans tel style… Bref, elle permet de créer un film insipide destiné à une consommation personnelle.
— Jeremy Peter Allan, réalisateur et professeur au Département de littérature, théâtre et cinéma
La critique à l'ère du numérique
Selon Jeremy Peter Allen, le rôle de la critique ne changera pas avec l'IA, mais il deviendra plus difficile. Avec des films autogénérés, sans intentionnalité et sans esthétique singulière, il y aura nécessairement moins à dire. «Pour proposer une esthétique personnelle en utilisant l'IA, le réalisateur doit se battre contre les outils. Mais certains y arrivent, comme le collectif sky kids ou la Québécoise Roxanne Ducharme.»
La critique ne s'éteindra pas, mais elle devra se réinventer. C'est notamment l'une des questions au cœur du colloque Nouvelles perspectives sur la critique cinéma à l'ère du numérique, coorganisé par le professeur Jean-Pierre Sirois-Trahan.
«Lorsque j'étais étudiant, il y avait une distinction nette entre la critique et le grand public. Les revues, en particulier, étaient une chasse gardée: n'y entrait pas qui veut! Avec le numérique, la distinction est de plus en plus floue, sinon inopérante. Aujourd'hui, tout un chacun peut s'autoéditer et faire la critique d'un film, que ce soit sur les médias sociaux, sur YouTube ou sur des sites spécialisés», a déclaré le professeur Sirois-Trahan en ouverture de colloque.
Toutes ces problématiques vous intéressent? Le colloque se poursuit jusqu'au 4 juin. Conférences, présentation de la collection François Lemai et projections de films sont notamment au programme.

Dans le cadre du colloque, une projection du film Curling (2010) de Denis Côté, mettant en vedette Emmanuel Bilodeau, est présentée le 3 juin au cinéma Beaumont, en présence du cinéaste. Un débat suivra la projection.
— nihilproductions