Ça s’est passé le 6 décembre 1989. Porté par sa haine des femmes, un tireur faisait irruption dans une salle de classe de Polytechnique Montréal pour y exécuter 13 étudiantes et une employée. À l’instar de 13 autres universités canadiennes, une cérémonie de commémoration à la mémoire des disparues s’est tenue à l’Université Laval au Jardin géologique, entre les pavillons Adrien-Pouliot et Alexandre-Vachon. C’est là que se trouve la Table commémorative de la tragédie de l’école Polytechnique, une œuvre d’art sur laquelle ont été gravés les noms des victimes et les citations de femmes ingénieures.
Le nom de chacune des victimes a été prononcé avant de procéder à l’illumination d’un faisceau dans le ciel. La cérémonie, empreinte d’émotions, a réuni une centaine de personnes qui n’ont pas hésité à braver le froid. Elle était animée par Claire Deschênes, professeure associée au Département de génie mécanique de la Faculté des sciences et de génie. D’entrée de jeu, elle a déclaré que les 14 femmes ne sont pas mortes en vain. «La tragédie de Polytechnique est devenue un symbole très fort sur lequel s’est forgé un mouvement positif aux multiples ramifications, comme la promotion des carrières en sciences et génie auprès des jeunes femmes et la lutte contre les armes à feu et la violence faite aux femmes et aux féministes.»
Ingénieure de formation, la rectrice Sophie D’Amours a rappelé que la place des femmes a grandement évolué depuis 30 ans. «Notre société est aujourd’hui plus inclusive et nous pouvons en être fiers. Il faut quand même rester lucide et reconnaître qu’il reste du chemin à faire. Nous ne sommes pas à l’abri d’un autre acte terroriste qui viserait des femmes ou un groupe particulier de notre société; nous le savons bien ici à Québec. Restons vigilants et poursuivons ensemble nos efforts pour soutenir toutes les personnes, peu importe leur genre, leur culture, leur religion et leur identité sexuelle, afin qu’elles puissent vivre et s’épanouir dans un environnement sans violence», a-t-elle déclaré.
Conseillère principale à la réconciliation et à l’éducation autochtone, Michèle Audette s’est adressée directement aux victimes de Polytechnique. «À ces 14 femmes, ces 14 étoiles, je vous porte dans mon cœur tous les jours. Vous êtes, depuis 1989, mes sœurs d’esprit. Vos rêves, vos talents, vos aptitudes ne verront jamais le jour, ce qui est une perte immense pour l’ensemble des familles auxquelles vous appartenez, mais aussi pour les sociétés autochtone, québécoise et canadienne. Ainsi, vous toutes devenez nos sœurs d’esprit.»
Témoin du drame à l’époque, Benoît Laganière était aussi présent pour prendre part au recueillement. Celui qui est aujourd’hui conseiller en emploi au Service de placement est revenu sur ce tragique événement qui l’a marqué à jamais. «Quand j’ai entendu un membre du personnel de Polytechnique crier qu’il y avait un tireur fou dans l’école, je ne l’ai pas cru. Alors qu’on sortait du bâtiment, le tireur était à moins d’un mètre derrière nous. J’ai entendu le bruit des balles dans la cafétéria. Malgré la panique et l’incompréhension, une seule pensée m’est venue à l’esprit: il ne faut jamais que personne ne revive ce drame. Après 30 ans, cette pensée m’habite aussi fortement. Le fait que des collègues soient assassinées parce qu’elles étaient des femmes a été un choc qui m’a fait prendre conscience des inégalités.»
Après les allocutions, 14 roses blanches ont été déposées sur la Table commémorative de la tragédie de l’école Polytechnique. Par la suite, une minute de silence a été observée. L’activité s’est conclue à l’intérieur du pavillon Alexandre-Vachon, où était présentée une exposition consacrée à la place des femmes dans le milieu scientifique.
Unis pour contrer la violence
Ces derniers jours, plusieurs activités ont été organisées par la communauté universitaire pour commémorer les 30 ans du drame de Polytechnique. Outre des conférences et des tables rondes sur le thème de la violence faite aux femmes, une murale a été créée dans les tunnels de l’Université. De plus, les étudiants et les employés étaient invités à porter un ruban blanc pour afficher leur solidarité avec les familles des victimes.
Pour Geneviève Lessard, professeure à l’École de travail social et de criminologie, ces initiatives sont nécessaires pour rappeler que la violence faite aux femmes est l’affaire de tous. «Ce n’est pas uniquement l’enjeu de quelques organismes ou experts du milieu de la recherche; la violence faite aux femmes concerne tout le monde dans la société. Il s’agit d’un problème majeur pour lequel il faut trouver des solutions novatrices», insiste la responsable du Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes, une organisation créée dans la foulée de la tuerie de Polytechnique.
Au Québec, chaque année, la violence conjugale fait de 18 000 à 19 000 victimes, dont 80% sont des femmes, selon le ministère de la Sécurité publique. «Ces chiffres ne représentent probablement que la pointe de l’iceberg, soutient Geneviève Lessard. Seulement le quart des victimes de violence physique ou sexuelle, ce qui n’inclut pas les autres formes de violence, font une déclaration aux autorités. On peut ainsi supposer que les données sont de plus grande ampleur.»
Selon la chercheuse, la solution passe notamment par la prévention et la promotion de rapports sociaux égalitaires. «Les recherches ont démontré que les milieux où il y a davantage de violence faite envers les femmes, les enfants ou les groupes minoritaires sont des sociétés qui sont plus inégalitaires. La prévention et la promotion de rapports sociaux plus égalitaires sont, à mon avis, la voie du changement.»