12 juin 2025
Pour mieux manger et mieux vivre, les épiceries alternatives sont-elles la solution?
Près de 80% de la distribution alimentaire au Canada est gérée par 5 méga-entreprises. Les épiceries alternatives sont un chaînon manquant dans le système alimentaire, croit le professeur Ali Romdhani.

Aliments bio, consommation éthique, mode de vie zéro déchets, achat local et valorisation des producteurs, entraide et vie communautaire… Plusieurs raisons peuvent inciter à fréquenter des épiceries alternatives. Ces épiceries peuvent prendre différentes formes, mais elles ont en commun de favoriser une transition socioécologique et un mieux-être collectif. Sur la photo, l’épicerie zéro déchet L’escargot gourmand a été fondée par deux diplômées de l’Université Laval.
— Facebook / épicerie L'escargot gourmand
Le 1er juin, le nouveau Code de conduite des épiciers est entré en vigueur. Loblaw, Sobeys, Metro, Costco et Walmart ont adhéré de manière volontaire à ce code qui vise à mieux encadrer leurs relations d’affaires avec leurs fournisseurs ainsi qu’à rendre leurs pratiques commerciales plus transparentes. Cette entente contribuera-t-elle à rééquilibrer le rapport de force asymétrique entre ces 5 grands détaillants et les producteurs? Seul l’avenir le dira. Toutefois, une autre solution peut aussi être envisagée pour repenser la distribution alimentaire: les épiceries alternatives.
«On peut illustrer le système alimentaire canadien sous la forme d’un sablier. Il y a des centaines de producteurs alimentaires et des millions de consommateurs, mais, entre ces deux groupes, il y a une poignée d’entreprises qui dictent les règles de la distribution. Le pouvoir se trouve donc entre les mains de quelques distributeurs qui, à eux seuls, représentent 54% du PIB bioalimentaire. Il y a des conséquences à ce goulot d’étranglement», affirme Ali Romdhani, professeur à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation, qui en énumère quelques-unes. D’abord, les consommateurs paient trop cher leurs produits en raison du manque de concurrence, ou encore d’une collusion entre les compagnies – comme ce fut le cas entre 2001 et 2017 pour le prix du pain. Puis, les grandes chaînes déterminent des standards esthétiques pour les fruits et les légumes, ce qui conduit au gaspillage d’une grande quantité d’aliments qui ne répondent pas aux normes. Finalement, les producteurs sont maintenus dans la précarité, explique-t-il.
Sociologue de formation, le professeur Romdhani enseigne les sciences de la consommation et mène des recherches sur les épiceries alternatives. Il a récemment offert un webinaire sur ces commerces de proximité qui proposent une transition sociale et écologique.
«Beaucoup de gens connaissent les marchés fermiers et les paniers bio, mais peu savent qu’il existe des épiceries alternatives ouvertes à l’année longue. Il est possible, au Québec, de fréquenter des épiceries à échelle humaine plutôt que des grandes chaînes transnationales, de consommer autrement et de participer ainsi à un changement social», assure le chercheur, qui a lui-même cofondé une épicerie coopérative et participative, Breizicoop, à Rennes en France, durant ses études doctorales.
Qu'est-ce qu'une épicerie alternative?
«C'est avant tout une innovation sociale», répond du tac au tac Ali Romdhani, à qui l'on demande ce qu'est une épicerie alternative. Cette notion couvre un large spectre, comprenant aussi bien des commerces de proximité que des initiatives citoyennes. En fait, on peut dire qu'il s'agit de tout mode de distribution alimentaire qui met en œuvre des principes différents de ceux des épiceries traditionnelles. «C'est ce qu'on appelle la promesse de différence», ajoute-t-il, tout en indiquant qu'il ne faut pas être trop restrictif, puisque ces épiceries évoluent dans un marché très concurrentiel et qu'elles ne peuvent faire complètement abstraction des pratiques commerciales conventionnelles. «Aucune épicerie ne peut être totalement alternative. Cependant, on peut parler d'épiceries alternatives dès qu'il y a un espace d'expérimentation où on met en œuvre une pratique innovante qui influence la consommation et le mode de vie, dans une visée de justice sociale», soutient le chercheur.
Ce dernier croit également que ces épiceries ont une incidence sur la transition écologique. Actuellement, les systèmes alimentaires sont responsables de 29% des émissions de gaz à effet de serre (GES) et de 80% de la perte de biodiversité à l'échelle de la planète. Et même si 70% des Canadiennes et Canadiens affirment rechercher des aliments écologiques, les considérations environnementales ne se reflètent pas dans les ventes. C'est ce qu'on appelle le green gap. «Bien des gens ont des idéaux mais, rendus au supermarché, ils optent pour le produit le moins cher. La société que les gens veulent n'est pas celle qu'ils achètent», observe le professeur.

Pour favoriser l'accessibilité à des produits de qualité et promouvoir la justice sociale et le partage, l'épicerie alternative Trois paniers, située à Montréal, propose 3 prix pour ses produits. Les clientes et clients peuvent choisir de payer le prix solidaire (le prix le plus bas), le prix suggéré (le prix avec une marge de profit standard, qui permet la viabilité économique du projet) et le prix au suivant (légèrement plus élevé, qui permet d'offrir le prix solidaire aux personnes qui en ont besoin).
— Site Web épicerie Trois paniers
En changeant le mode de distribution alimentaire, les épiceries alternatives peuvent avoir une grande portée environnementale, vu l'importance de l'empreinte écologique de l'alimentation. «Les consommateurs ne sont pas mal intentionnés, mais ils n'ont pas le temps de lire toutes les étiquettes des produits. Si une épicerie sélectionne des produits qui répondent à certaines valeurs éthiques ou écologiques, ça enlève une charge mentale aux clients», signale le chercheur.
Les épiceries coopératives et participatives: un modèle à dupliquer
Toutefois, pour changer les choses encore plus en profondeur, il faut accroître l'engagement des consommatrices et consommateurs (empowerment). Plusieurs épiceries alternatives s'inspirent donc du modèle de la Park Slope Food Coop à New York et de La Louve à Paris, des initiatives dans lesquelles les consommatrices et consommateurs remplissent 3 rôles: ils sont propriétaires et gestionnaires du commerce, ils en sont les clientes et clients exclusifs et ils y sont bénévoles, à raison de 3 heures tous les 28 jours. Cette façon de faire permet notamment de s'assurer que le mode de distribution restera conforme aux idéaux originaux du commerce.
— Ali Romdhani, professeur de sciences de la consommation
Les coopératives ne sont pas appelées à grossir. Pour obtenir plus de parts de marché, elles devront être reproduites dans d'autres quartiers. «Pour rester près de leurs idéaux, ces épiceries alternatives doivent rester de petite taille et s'adapter à l'environnement économique, social et culturel des quartiers dans lesquels elles s'implantent», commente le chercheur.
Elles misent également sur le lien social comme vecteur de transition. «On veut, dit-il, faire de ces épiceries un lieu de sociabilité. Par exemple, chez Breizicoop, il y a un espace où les consommateurs peuvent se réunir, prendre un café et discuter.»

L'épicerie coopérative et participative Breizicoop, située en Bretagne et cofondée par Ali Romdhani, propose un coin de rassemblement social où il est possible pour les consommatrices, consommateurs, personnes employées et bénévoles de prendre un café ensemble et de discuter.
— Facebook / Breizicoop
Repenser le mode de distribution alimentaire, c’est donc repenser son mode de vie, mais aussi la sociabilité et le mieux-être collectif. «En impliquant les consommateurs dans une épicerie alternative, on leur donne du pouvoir: le pouvoir d’agir sur ce qu’ils mangent. Il ne s’agit bien sûr pas d’une révolution, mais c’est la préfiguration d’un nouveau modèle d’organisation sociale en commun», conclut le professeur Romdhani.