
Depuis 2021, les principaux indicateurs relatifs aux conflits de travail sont en hausse au Québec. Sur la photo, une manifestation en appui aux revendications du Syndicat des transports de Montréal le 25 mai 2025, au square Dorchester.
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À en juger par l'actualité, les conflits de travail et les grèves font un retour en force au Québec après quelques années d'accalmie. Est-ce vraiment le cas? Mathieu Dupuis, professeur au Département des relations industrielles de l'Université Laval, fait la lumière sur la question.
L'impression que le nombre de conflits de travail est en hausse au Québec est-elle fondée?
Cette impression n'est pas infondée, loin de là. Depuis les années 1990, on observait au Québec une relative «paix» sociale en matière de relations du travail. Certes, l'utilisation de la grève ou du lockout était toujours présente, mais dans une moindre envergure que les décennies très conflictuelles des années 1970 et 1980. Or, depuis 2021, les principaux indicateurs relatifs aux conflits de travail (nombre de conflits dans une année, nombre maximum de travailleurs impliqués dans les arrêts de travail, jours-personnes non travaillés) sont tous en hausse.
À titre d'exemple, 2023 est la deuxième année la plus conflictuelle en matière de jours-personnes non travaillés, seulement derrière 1976, l'année record au Québec. Pour le nombre d'arrêts de travail dans une année, 2023 et 2024 sont les deux années les plus conflictuelles depuis que l'on recueille ce type de statistiques. Certes, ces chiffres records sont la résultante des grandes vagues de grève récentes dans le secteur public, mais le secteur privé a aussi connu une hausse relative de l'activité de grève ou de lockout.
Il est encore tôt pour tirer des conclusions quant au potentiel d'une nouvelle vague de grèves ou plus largement d'un militantisme syndical renouvelé, et il faut toujours être prudent avec l'interprétation des statistiques, mais toute proportion gardée, il s'agit en effet d'un retour après des années de calme relatif.
Quels sont les facteurs qui pourraient expliquer ce phénomène?
Il est toujours ardu d'isoler un facteur, d'autant plus que nous devrons constater si cette hausse se maintient dans le temps, mais je poserais trois hypothèses pour expliquer la conjoncture.
La première est d'ordre économique. Tout comme dans les années 1970, une corrélation peut être établie entre la forte inflation et la hausse de l'activité de grève. En 2023, le taux d'inflation était à un sommet, et bon nombre de conventions collectives avaient été négociées avant cet épisode, en particulier dans le secteur public où la dernière négociation remontait à 2021. À l'échéance de ces conventions, clairement, les salariées et salariés et les syndicats voulaient reprendre le terrain perdu concernant le pouvoir d'achat, ce qui a pu pousser l'activité de grève.
Un second facteur tient à la conjoncture pandémique. Durant ces années, plusieurs salariés et salariées ont été poussés à faire des sacrifices quant à leur santé ou à leur vie personnelle. Rappelons-nous la fameuse dénomination des «anges gardiens» dans le secteur public. Or, une fois la pandémie terminée, plusieurs syndiqués et syndiquées ont dû ressentir un certain abandon et un manque de reconnaissance, d'autant plus que les services publics sont en piteux état, ce qui a pu amener les travailleurs et les travailleuses à exprimer leur mécontentement par le biais de la grève.
Enfin, un troisième facteur, qui est d'ordre systémique, peut expliquer cette hausse. Il peut y avoir un effet de contagion entre syndicats. Des ententes avantageuses obtenues par un syndicat créent une pression sur les autres syndicats de la même entreprise ou sur ceux d'autres entreprises du même secteur.
Une grève qui entraîne un bris de service dont la population fait les frais est-elle une bonne stratégie?
Le pouvoir et le rapport de force sont des éléments cruciaux dans tout conflit de travail. Bien sûr, une grève dans un service public a souvent des effets sur les citoyens et citoyennes, et d'ailleurs il existe déjà de nombreuses dispositions pour protéger le public. Pensons aux services essentiels dans le secteur de la santé par exemple. Dans ces cas, la guerre de l'opinion publique est d'autant plus cruciale, car chaque partie tentera de convaincre la population du bien-fondé de ses demandes et la nécessité d'en arriver à un conflit, le cas échéant. Le syndicat a donc fort à faire pour cadrer l'enjeu et expliquer pourquoi l'usage de la grève est nécessaire. Ces obstacles ne sont pas insurmontables.
On peut prendre l'exemple des éducatrices de centres de la petite enfance qui, malgré des préjudices importants subis par les parents et les enfants, réussissent tout de même à convaincre une majorité de la légitimité de leurs actions et de leurs demandes. Elles sont en mesure de structurer un discours alliant protection du système public, qualité des services et accessibilité pour les parents et les enfants.
Tous les syndicats ne sont pas en mesure d'opérer une telle triangulation, mais il s'agit d'un bel exemple d'équilibre pour justifier l'activité de grève. Bien sûr, plusieurs organisations dépendent de fonds publics et l'avenir semble précaire étant donné le manque des ressources. Ultimement, le rôle des syndicats est de rappeler à la population que ces services dépendent de choix politiques, malgré les aléas des relations du travail.
Propos recueillis par Jean Hamann