«Je ne veux pas que vous soyez pleins d’espoir. Je veux que vous paniquiez. Je veux que vous ressentiez la peur que je ressens tous les jours. Et ensuite je veux que vous agissiez.»
Le moins que l’on puisse dire est que le tout nouvel essai du chargé de cours au Département de sociologie, Pierre Fraser, démarre sur les chapeaux de roues avec cette citation choc de la militante de l’environnement, Greta Thunberg. Cette citation est d’ailleurs suivie d’un commentaire de la rédactrice en chef du quotidien britannique The Guardian à l’endroit de ses journalistes. Katharine Viner les encourage, lorsque c’est possible, à troquer certaines expressions courantes relatives aux questions environnementales contre des expressions plus radicales. Ainsi, «changements climatiques» doit être remplacé par «urgence climatique», «crise climatique» ou «rupture climatique».
«Elle aurait pu ajouter “effondrement climatique”, voire “effondrement civilisationnel”, soutient le chargé de cours. Les écologistes commencent à utiliser cette dernière locution, de même que des chercheurs. D’une expression à l’autre, la nouvelle locution est gratifiée chaque fois d’une charge sémantique plus importante. C’est typique d’un grand discours mobilisateur de s’appuyer sur des mots précis dont on augmente la charge sémantique. Pour un sociologue, tous ces mots ont une importance capitale, car tous ces discours ont comme finalité que ce qui est dit fait arriver la chose.»
Une critique de la société industrielle
L’ouvrage de Pierre Fraser s’intitule L’écologisme – Ou le succès d’une idéologie politique. Ce livre de 136 pages a paru au début de février 2020 aux éditions Liber. L’écologisme, ou écologie politique, est une idéologie qui se construit comme une critique fondamentale de la société industrielle. «Il ne faut pas oublier que l’écologisme remet en cause tout ce qui s’appelle exploitation, rendement, performance, explique-t-il. Ce discours est en opposition avec le progrès, la technologie et le capitalisme.»
Le chargé de cours a tourné deux documentaires sur des enjeux environnementaux en 2018 et 2019. «Fréquenter la mouvance environnementaliste m’a permis de vérifier certaines explications que j’avance dans mon livre, souligne-t-il. L’une d’elles est qu’un discours mobilisateur de grande envergure finit par se constituer en fait social total, mobilisant individus et institutions. Ainsi, le discours écolo-environnementaliste a réussi à irriguer toute la société, comme Greta Thunberg qui a su mobiliser, un peu partout sur la planète, des millions de jeunes, déjà acquis à la cause environnementaliste, qui se sont reconnus dans son action.»
Le vent dans les voiles
S’opposer aux projets de développement pétrolier et gazier, stigmatiser ceux qui prennent l’avion, fustiger ceux qui ne conduisent pas de voiture hybride ou électrique, voire critiquer ceux qui n’utilisent pas de sacs réutilisables à l’épicerie font dire à Pierre Fraser que l’écologisme a non seulement le vent dans les voiles, mais qu’il a aussi un bel avenir devant lui. Selon lui, les valeurs écologistes, ayant conquis les individus et les institutions, «dessineront une nouvelle civilisation».
Le chargé de cours croit par ailleurs que ce qui s’oppose le plus efficacement à l’ardeur écologiste, le capitalisme et la technologie, permettra de calmer «l’irritante combativité» du discours écolo-environnementaliste. «Pour y parvenir, soutient-il, il suffit, entre autres, de faire en sorte que le capitalisme récupère ses discours les plus porteurs.»
Un bon exemple de cela est l’entrée en Bourse du groupe Beyond Meat et son succès imprévu. Ce producteur californien de protéines végétales commercialise des aliments qui ressemblent à des boulettes de viande ou à des brochettes de poulet. «Ces produits sont l’exemple parfait de la récupération capitaliste, affirme-t-il. La grande force du capitalisme est de prendre un sujet de contestation, ici l’alimentation selon le discours de la mouvance végétarienne, végane et végétalienne, d’en faire un produit de consommation de masse. Beyond Meat a réussi à produire un aliment super transformé en un produit étiqueté vert. De la voiture non polluante à l’agriculture urbaine, il faut prévoir que, petit à petit, chaque revendication écologique sera ainsi récupérée et intégrée dans la logique de production capitaliste.»