Comment expliquer que les manifestations regroupent aussi bien des citoyens opposés à une taxe sur l'essence que d'autres en faveur de mesures écologiques?
Les termes que les analystes utilisent pour tenter de comprendre ce genre de mouvements sociaux ne semblent pas adéquats. Généralement, ils s'interrogent sur leur appartenance. Sont-ils de gauche, de droite, qui est leur porte-parole? Au fond, la grille d'analyse politique pour comprendre de type d'actions apparaît de plus en plus révolue. Jusque dans les années 1970, les partis politiques structuraient les rapports de pouvoir. Ils pérennisaient les demandes des uns et des autres et les incluaient dans un programme politique selon une certaine hiérarchie, en s'adressant à l'État. Depuis une quarantaine d'années, d'autres formes de revendication ont émergé. Les populations marginalisées comme les femmes, les homosexuels, les jeunes, les Noirs, ont réclamé leurs droits, sans pour autant répondre à une rationalité politique. Pour comprendre ce genre de mouvements, qu'il s'agisse des étudiants, des black bloc, de Nuit debout, il y a deux ans, ou des «gilets jaunes», il ne faut pas les assujettir à une logique politique. En fait, tous à leur manière, ils expriment des idées profondes, celles d'injustice, d'inégalité, de dépossession.
Une logique commune guide donc des mouvements a priori différents?
Depuis quelques années, les forces sociales se rassemblent très rapidement autour d'un enjeu qui semble a priori capricieux, fantaisiste. Parfois, cela se traduit par un mouvement spontané contre des frais de scolarité ou une taxe sur l'essence. Il y a deux ans, par exemple, des étudiants sud-africains ont d'abord protesté contre la présence de statues d'hommes blancs qui avaient colonisé le pays, avant de dénoncer les violences sexuelles sur leur campus. Ce changement de revendication s'est fait en moins de six mois car, encore une fois, ils éprouvaient un profond sentiment d'injustice. En France, des gens occupaient les places publiques il y a deux ans, d'autres protestaient l'an dernier contre la réforme de la loi du travail. Il faut bien comprendre que très vite les revendications dépassent l'enjeu de départ. Selon moi, ces mouvements sociaux illustrent les difficultés du régime néolibéral depuis 40 ans à se donner des bases sociales. Après la Seconde Guerre mondiale, l'état keynésien s'appuyait sur la classe moyenne. Le néolibéralisme, pour sa part, ne fait pas consensus. Il privilégie les grandes fortunes, les investissements privés; il accroît les inégalités. Face à ce coup d'État du régime, les mouvements sociaux se composent, se décomposent et se recomposent. Ils ne durent jamais longtemps, mais la foule s'y voit et s'y reconnaît.
Le rôle des partis politiques consiste pourtant à traduire les aspirations des individus, non?
Effectivement, depuis le 19e siècle, les partis ont un rôle de hiérarchisation et de représentation des demandes de leurs membres. Cependant, depuis 40 ans, les formations politiques soulignent souvent leur manque de pouvoir face au néolibéralisme. En effet, les règles néolibérales limitent la capacité de l'État à agir. Désormais, ce dernier a l'obligation de contenir le déficit budgétaire à 3% du produit national brut (PNB), la dette nationale ne doit pas dépasser 60% de ce même PNB. Les partis politiques se voient donc assujettis à un ordre mondial qui les dépasse, ce qui réduit considérablement leur capacité de représentation. Des idées fortes, contenues, discutées, programmées au sein de ces formations politiques manquent de lieux pour se faire entendre. Actuellement, l'État semble avoir perdu sa capacité à structurer les rapports sociaux, à donner un sens commun. Cela explique sans doute l'apparition sporadique de mouvements sociaux. C'est très difficile de se prononcer sur la durée de tels regroupements, mais une chose est sûre, ils laissent des traces.
Photo : Marc Robitaille