12 juin 2025
Trois questions sur la militarisation accrue du Canada
La professeure Anessa Kimball se prononce sur l'augmentation du budget consacré aux Forces armées canadiennes, sur la volonté du gouvernement de favoriser l'émergence d'une industrie militaire et sur le rôle du Canada au sein de l'OTAN

Bien que le Canada n'ait pas tenu jusqu'à récemment sa promesse d'investir 2% de son PIB pour atteindre la cible fixée par l'OTAN, il était généralement considéré comme un partenaire crédible et un allié solide.
— Forces armées canadiennes
Le lundi 9 juin, dans un discours à Toronto, le premier ministre Mark Carney a annoncé, entre autres, une augmentation substantielle, d'ici la fin de l'année budgétaire 2025-2026, du budget des Forces armées canadiennes à hauteur de 9,3 milliards de dollars. La professeure Anessa Kimball, du Département de science politique, directrice du Centre sur la sécurité internationale et codirectrice du Réseau canadien sur la défense et la sécurité, explique les raisons de cet engagement financier majeur et d'autres aspects qui vont renforcer la militarisation du Canada.
La décision du premier ministre va faire passer le budget des forces armées de 1,3% à 2% du produit intérieur brut (PIB). Durant la campagne électorale récente, Mark Carney visait 2030 pour atteindre la cible de 2% demandée par l'OTAN. Pourquoi cette urgence d'aller de l'avant?
Le Canada, tout comme ses partenaires de l'OTAN, avait accepté il y a près de 20 ans d'investir 2% de son PIB dans la défense. En fait, le Canada était le seul à ne pas avoir présenté de plan crédible pour atteindre cet objectif commun en 2024. Le premier ministre Justin Trudeau y est allé de promesses, au 75e Sommet de l'OTAN à Washington en 2024, qui n'étaient pas du tout convaincantes. Il a également mal géré la communication stratégique autour de cette déclaration. Les «excuses» avancées par celui-ci manquaient de crédibilité ou de justification solide, invoquant l'incertitude économique, un «électorat réticent» ou remettant en question la mesure elle-même. Toutes ces excuses n'ont pas trouvé d'écho auprès des partenaires de l'OTAN ni du public canadien.
Le fait que Mark Carney ait pris cette décision quelques semaines après le début de son mandat comme élu démontre qu'il s'agissait d'une question de volonté politique et de compréhension macroéconomique, ce qui faisait défaut à Justin Trudeau. Les sondages Nanos réalisés au cours des cinq dernières années ont montré que le public était favorable à une augmentation des dépenses de défense.
Le premier ministre Carney a fait cette annonce parce que le Canada était déjà critiqué pour son incapacité à atteindre la cible commune de l'OTAN et négligent en matière de défense et de sécurité frontalière. L'urgence était donc bien réelle, mais les précédents gouvernements libéraux n'en ont pas suffisamment compris l'importance.
Justin Trudeau s'était aussi engagé à moderniser le NORAD, [le Commandement de la défense aérospatiale de l'Amérique du Nord, NDLR]. Pour le président Donald Trump, l'incapacité du Canada à le faire a exacerbé la situation.
Le gouvernement Carney veut favoriser l'émergence d'une industrie militaire au Canada. Quelles sont les raisons derrière cette décision et à quoi ressemblera ce secteur d'ici quelques années?
Le secteur industriel de la défense du Canada n'est pas aussi vaste que celui d'autres partenaires et tend à être concentré dans quelques provinces. Son secteur industriel de la sécurité se développe de différentes manières en raison de l'expansion de ce que le Canada et les gouvernements partenaires considèrent comme des menaces émergentes pour la sécurité. Ces menaces comprennent la désinformation, l'ingérence étrangère, la manipulation électorale, ainsi que la nécessité de développer des capacités accrues dans les domaines de la cybersécurité, de l'intelligence artificielle, de l'informatique quantique et des technologies durables pour la défense et ses infrastructures.
Le Canada dispose d'une communauté industrielle dynamique et diversifiée qui travaille sur les aspects de la «défense verte», ce qui correspond au rôle que s'est attribué l'OTAN en tant que partie prenante majeure dans la coopération en matière de changements climatiques et de sécurité. Le Canada peut également contribuer à faire progresser les technologies à double usage, c'est-à-dire celles qui ont des applications civiles et sécuritaires, ainsi que les technologies sensibles telles que la robotique, la biotechnologie, l'intégration personne-machine, ainsi que les technologies aérospatiales, spatiales et satellitaires.
Enfin, compte tenu de la dernière politique de défense axée sur l'Arctique, cette région a besoin d'un développement important et durable des infrastructures, ainsi que d'une meilleure connectivité avec les gouvernements des partenaires arctiques de l'OTAN et les acteurs régionaux et nationaux. Par exemple, il faut trouver une solution durable pour fournir de l'énergie aux communautés nordiques en utilisant des technologies encore en cours de développement, telles que les petits réacteurs nucléaires modulaires.
Entre la guerre commerciale en cours, qui éloigne le Canada des États-Unis, et le réarmement massif de l'Union européenne à hauteur de 800 milliards d'euros annoncé cet hiver, où se situe le Canada comme membre de l'OTAN?
Le Canada est un partenaire fondateur de l'OTAN, créée en 1949. Il a régulièrement participé à des missions, faisant preuve d'un leadership considérable au service de l'alliance. Bien que le Canada n'ait pas tenu jusqu'à récemment sa promesse d'investir 2% de son PIB pour atteindre la cible fixée par l'OTAN, il était généralement considéré comme un partenaire crédible et un allié solide. Cela s'explique par le fait que le Canada a acquis une forte crédibilité en Afghanistan et a démontré son engagement continu en dirigeant un groupe de combat multinational en Lettonie, sur le flanc est de l'OTAN. Non seulement le Canada a réussi à élargir le groupe de combat en attirant un nouveau membre de l'OTAN, la Suède, mais il a également été le seul partenaire à diriger un groupe de combat dans les pays baltes en réussissant à respecter tous les délais pour l'augmentation des effectifs et du matériel, malgré le fait que ses contributions nécessitaient du transport transatlantique.
L'engagement du Canada envers l'OTAN s'est aussi traduit, au cours des 5 dernières années, par l'accueil d'infrastructures sur son territoire. Le bureau régional pour l'Amérique du Nord de l'Accélérateur d'innovation de défense pour l'Atlantique Nord, à Halifax, en est un exemple. Dans le secteur de la défense et de la technologie, une jeune pousse montréalaise en intelligence artificielle et robotique remportait récemment une compétition internationale de l'OTAN.
Le Canada doit diversifier ses partenaires pour ses achats d'armements, par exemple, avec la firme allemande Rheinmetall, qui a des filières au Canada. Des collaborations plus solides pourraient s'établir, notamment dans le secteur de l'aérospatiale ou dans celui des véhicules blindés.
Le Canada doit donc développer une plus grande autonomie stratégique, sans pour autant donner l'impression au gouvernement américain qu'il renonce à son engagement profond en faveur de la défense continentale par l'intermédiaire du NORAD. Si le président Trump estime que le Canada cherche à collaborer davantage avec l'Europe en guise de mesure punitive à la crise commerciale entre les deux pays, cela ne facilitera pas l'unité de l'OTAN et pourrait entraîner une fracture encore plus profonde parmi ses membres.
Propos recueillis par Yvon Larose