
Les chefs d’État qui se succèdent dans le Bureau ovale essaient tant bien que mal d’avoir des discussions raisonnables avec Donald Trump. Mark Carney en a appelé aux qualités d'homme d'affaires du président américain pour susciter son adhésion à un énoncé. «C’est peut-être une bonne stratégie, mais c’est de la flatterie, pas un mode d’argumentation entre partenaires», estime la professeure Roussin.
— Compte Facebook de Mark Carney
Faits alternatifs, demi-vérités et faussetés émaillent le discours public de Donald Trump. Malgré tout, sa parole, qui défie la raison, séduit encore une bonne partie de la population américaine. Juliette Roussin, professeure à la Faculté de philosophie de l’Université Laval et spécialiste des enjeux démocratiques de la mésinformation, de l'extrémisme politique et de l’articulation entre fiction, récit politique et propagande, analyse le phénomène.
Quelles sont les principales caractéristiques de la rhétorique employée par le président Trump?
Le discours public de Donald Trump est souvent mensonger ou scandaleux. Il est par ailleurs servi par une stratégie de communication consistant à occuper l’intégralité de l’espace public et à monopoliser la conversation médiatique. Et, en effet, ce discours est aussi soutenu par une rhétorique spécifique, qui s’affranchit des règles traditionnelles du discours politique démocratique, dont on attend généralement qu’il soit véridique, documenté et policé ou raisonnable, dans ses propositions comme dans ses critiques.
La rhétorique de Trump porte un discours de la puissance qui repose sur au moins trois principes. D’abord, la personnalisation: Trump parle constamment de lui, ramène tout à sa personne. Ensuite, la simplification: il emploie un lexique restreint, composé de mots souvent monosyllabiques et d’usage courant, et suit le fil de sa pensée, toute en répétitions, phrases incomplètes et syntaxe incohérente. La division et la diabolisation enfin: les discours de Trump sont émaillés d’insultes, d’injures, d’accusations calomnieuses contre ses «ennemis». Cette rhétorique a des effets contradictoires sur l’auditoire: son discours produit une impression de proximité et de force; il est galvanisant et polarisant; il est perçu comme authentique et exprime en même temps un pur fantasme.
Comment expliquer que son discours connaisse un tel succès?
De nombreux facteurs sont à l’origine de la popularité de Trump, à commencer par les fortes inégalités économiques, la prégnance de la religion et le racisme. À première vue, le fait qu’une large partie de la population états-unienne soit peu ou mal informée en matière politique pourrait sembler constituer un autre facteur important de ce succès. Par exemple, on pourrait penser que la croyance erronée selon laquelle l’élection présidentielle de 2020 a été marquée par des fraudes électorales massives a conduit certaines parties du public à se rallier à sa cause.
Il est certain que l’environnement médiatique a joué un rôle important dans l’acceptation des discours d’extrême-droite aux États-Unis. Plusieurs études de science politique et de psychologie sociale tendent toutefois à suggérer que le discours de Trump n’est souvent pas littéralement cru par les personnes qui le soutiennent. Au contraire, son outrance est reconnue pour telle; mais, au lieu de provoquer une mise à distance, elle suscite l’adhésion. Soutenir le discours de Trump en dépit du bon sens devient ainsi une manière de signaler ses positions et sa loyauté.
La force de ce discours est aussi de servir de véhicule à l’expression collective d’émotions politiques inarticulées ou inavouables, comme l’impuissance et le ressentiment face au déclassement ou la haine des minorités. La colère qu’il permet d’éprouver est satisfaisante pour l’auditoire. Au delà de cela, il est indéniable que, pour une partie de l’électorat trumpiste, ce discours de la puissance qui tord la réalité pour la faire correspondre aux désirs de son auteur est porteur d’espoir, aussi illusoire soit-il.
Peut-on argumenter avec une personne qui, comme lui, semble faire abstraction des faits?
Par définition, le discours de la puissance s’oppose à la délibération démocratique. En démocratie, la délibération publique consiste à confronter des perspectives, à mettre en commun des informations et à échanger des idées; elle est idéalement guidée par le principe de «la force sans force du meilleur argument», selon la formule de Jürgen Habermas (ndlr, philosophe et sociologue allemand). Le problème du discours de la puissance n’est pas qu’il use de procédés rhétoriques qui peuvent venir colorer la réalité d’une certaine façon — tout discours politique recourt à la rhétorique, et les philosophes politiques reconnaissent l’importance des récits, des slogans et des émotions dans la mobilisation politique et la formulation d’arguments.
Le problème est qu’un tel discours prétend renverser le processus démocratique de pesée des raisons en appuyant de toute sa force d’un côté de la balance. Non seulement il fait abstraction des faits, mais il résiste au rétablissement de la vérité — pire, il semble gagner en immunité à mesure que s’accumulent les preuves à son encontre. Cela apparaît clairement dans le cas du récit de l’élection volée ou dans celui du procès de New York à l’automne 2024, dont Trump est sorti renforcé. L’argumentation rationnelle et la présentation de données probantes ne parviennent pas à enrayer un discours qui se nourrit d’affabulations. En appeler au flair économique ou au sens des affaires du président, comme l’a fait Mark Carney lors de sa récente visite aux États-Unis, est peut-être une bonne stratégie, mais c’est de la flatterie, pas un mode d’argumentation entre partenaires.
Propos recueillis par Jean Hamann