Qui sont-ils, ces gens qui décident de la valeur de l’art? Et surtout, sur quoi se basent-ils? Alors que certaines œuvres atteignent des prix vertigineux par la spéculation et que d’autres sont reléguées aux oubliettes, voilà deux questions qui en interpellent plusieurs. Maude Paré-Plante, professeure à l’École de comptabilité de l’Université Laval, est l’auteure principale d’une étude sur le sujet publiée dans la revue Accounting, Organizations and Society.
«L’évaluation des œuvres d’art tombe forcément dans l’interprétation et le jugement. Il existe certains indicateurs quantifiables, c’est sûr, mais en fin de compte, le fait d’attribuer une valeur à une œuvre est relativement simple pour les professionnels du domaine. Ce qui implique plus de travail, c’est de valoriser une œuvre et d’être en mesure de justifier sa valeur au sein du marché», explique la professeure.
Avec des chercheurs australiens, Maude Paré-Plante a mené 41 entrevues avec des marchands d’art, évaluateurs et autres spécialistes à Sydney, Melbourne et New York. Ayant vécu trois ans en Australie, elle a aussi fait partie du comité directeur de la Galerie d’art de Nouvelle-Galles du Sud. Ce travail d’observation sur le terrain, qui comptabilise plus de 150 heures de participation à des vernissages et des événements de médiation culturelle, lui a permis de s’initier au vocabulaire de l’art contemporain et de comprendre l’envers du décor avant de se lancer dans les entrevues.
Pour estimer la valeur d’une œuvre, les acteurs du milieu se basent sur des critères techniques comme la dimension de la toile et les matériaux utilisés par l’artiste. S’ajoutent à cela plusieurs questions. L’artiste est-il vivant ou décédé? S’agit-il d’une simple esquisse ou d’une toile plus travaillée? Son œuvre se retrouve-t-elle dans des collections publiques ou des bases de données de ventes aux enchères?
Pour mieux structurer leurs évaluations, les spécialistes catégorisent la reconnaissance de l’apport culturel des artistes. En gros, ils divisent leur travail en quatre catégories: l’art décoratif, l’art émergent, l’art tendance et l’art blue-chip. Cette dernière catégorie réfère aux artistes qui ont marqué l’histoire. On pense ici à Picasso, Warhol et compagnie. L’art tendance, pour sa part, inclut des créateurs de plus en plus reconnus par le milieu, mais pour lesquels l’avenir demeure incertain. Les artistes émergents sont ceux ayant le potentiel d’offrir un apport culturel. Quant à l’art décoratif, il s’agit d’œuvres visuellement intéressantes, mais dont l’importance culturelle n’est pas reconnue.
«Cette reconnaissance de la contribution culturelle est primordiale, car elle détermine la fourchette de prix à laquelle une œuvre d’art sera échangée, précise la chercheuse. Les agents savent informellement dans quelles catégories se placent les artistes. Divers marqueurs sont utilisés pour leur attribuer des étiquettes. Par la suite, ils doivent justifier leur interprétation.»
C’est là que ça se corse. «Être convaincu qu’un artiste est émergent ne veut pas dire que cette affirmation ne sera pas contestée. Les conversations et les tensions qui émergent à propos de la façon dont un artiste devrait être reconnu sont fréquentes. Tout n’est pas blanc ou noir dans ce marché. Certains agents consacrent plusieurs années d’efforts à tenter de pousser la reconnaissance de leur protégé. Derrière le succès d’un artiste se trouve souvent le travail de plusieurs personnes.»
C’est la construction sociale entourant la valeur de l’art qui incite la professeure Paré-Plante à s’intéresser à ce milieu. Pour étudier ce phénomène, elle fait appel à des théories sociologiques et anthropologiques. «Il ne faut pas oublier que la comptabilité est une pratique sociale et que les valeurs financières sous-tendent des hypothèses, des estimations et des jugements. Il me semble important de regarder de plus près comment on évalue les biens, car quantifier en termes financiers est lourd d’implications: on influence comment on comprend et perçoit ce qui a été évalué.»
Les deux autres signataires de l’étude sont Clinton Free, de l’École de commerce de l’Université de Sydney, et Paul Andon, de l’École de commerce de l’Université de Nouvelle-Galles du Sud.