De Ric Hochet à Tintin, en passant par Fantasio, Marc Dacier et Guy Lebleu, plusieurs personnages de bande dessinée, tous journalistes reporters, ont fait les beaux jours des magazines pour la jeunesse de France et de Belgique à partir des années 1950. Ces hebdomadaires avaient pour noms Le Journal de Tintin, Vaillant, Pilote et Spirou. La présence de journalistes de fiction, de héros journalistes, dans la sphère médiatique française et belge ne date toutefois pas de cette période. Il faut pour cela remonter au 19e siècle pour voir l’apparition graduelle, dans les journaux, de tels personnages populaires.
«La bande dessinée naît dans la presse, elle trouve là son lieu d’éclosion, explique le professeur Guillaume Pinson, du Département de littérature, théâtre et cinéma. Dès les années 1830-1840, les journaux connaissent un essor fulgurant au point où le 19e siècle deviendra la première ère médiatique.»
À partir de cette époque, on se met à pratiquer, dans les pages consacrées au divertissement, la forme du récit illustré. Ce sera l’ancêtre de la bande dessinée. Le phylactère, cet élément graphique en forme de ballon ou de bulle dans lequel est écrit ce que dit, pense ou ressent un personnage de bande dessinée, viendra plus tard.
«À la fin du 19e siècle, poursuit-il, la bande dessinée fait définitivement partie de l’arsenal des pages consacrées au divertissement. Au fil des décennies, la BD a traversé toutes sortes d’intersections avec la culture médiatique grandissante. Ce grand parcours historique trouve son âge d’or dans la période comprise entre les années 1950 et 1980.»
Le professeur Pinson a codirigé la réalisation du récent ouvrage collectif Presse et bande dessinée, sous-titré Une aventure sans fin. Ce gros bouquin abondamment illustré de près de 400 pages est publié aux Impressions nouvelles. Selon lui, le héros journaliste est la figure de l’aventure, une figure populaire et sociale ainsi qu’une véritable propriété collective de l’ère médiatique. C’est aussi un jalon majeur dans l’histoire des relations entre bande dessinée et journalisme. «En d’autres mots, dit-il, le héros journaliste colle à l’imaginaire d’un grand reporter. Il n’a pas peur d’affronter les difficultés et va au bout du monde. Ce personnage n’a pas froid aux yeux, il est le gardien de la justice et défend les valeurs de démocratie. C’est un redresseur de torts qui vit des histoires palpitantes souvent exotiques.»
L’influence de Jules Verne
Selon lui, les lecteurs de tous âges se reconnaissent aisément en cette figure de la curiosité et de l’aventure. «Le héros explore le monde en délégué de son journal, ce qui permet de déployer le cadre de ses aventures parfois lointaines, écrit-il. Il est en phase aussi bien avec l’actualité qu’avec les innovations techniques et technologiques, notamment dans les transports et les procédés de circulation de l’information. Historiquement, ce triple dispositif a joué à plein, dans le monde francophone, dès les romans de Jules Verne au 19e siècle (L’Île mystérieuse, Michel Strogoff, Claudius Bombarnac) et jusque dans les reprises incarnées dans le réel par de grands reporters – Albert Londres, Joseph Kessel, Andrée Viollis... – situés au sommet de la légitimité du journalisme dans les années 1900-1930.»
Pour rappel, L’Île mystérieuse raconte l’histoire de cinq hommes prisonniers des sudistes durant le siège de Richmond, durant la guerre de Sécession. S’enfuyant à l’aide d’un ballon, ils sont pris dans un ouragan qui les déporte jusque dans le Pacifique, où ils s’échouent sur une île inhabitée. L’un des aventuriers est le reporter de guerre Gédéon Spilett.
«Jules Verne est l’une des sources des journalistes reporters, souligne Guillaume Pinson. Il est l’un des inventeurs de cette figure d’aventurier. Dans ce roman sur la guerre de Sécession, on voit l’émergence du journalisme de terrain. C’est un moment très fort qui va beaucoup influencer par la suite.»
À partir du début du 20e siècle, les personnages de héros journalistes sont désormais bien connus des lecteurs. «Aventuriers en concurrence avec la police, écrit-il, ils se déploient sur le terrain de l’enquête, investissant l’imaginaire du crime lui-même fortement lié aux rubriques journalistiques qui lui sont consacrées: fait divers, petit reportage urbain, récit de tribunal, interview de témoins…»
Selon lui, les journalistes de fiction sont souvent plus astucieux que les policiers. On n’a qu’à penser à Tintin et aux deux policiers jumeaux Dupond et Dupont.
Stanley, une ode à l’aventure et au voyage
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le champ de l’information est en pleine ébullition. Des magazines comme L’Express, Le Point, Paris Match et autres voient le jour. Les magazines de bandes dessinées s’imposent dans le paysage médiatique français et belge.
«L’appareil-photo devient le signe matériel le plus limpide de la condition professionnelle du héros journaliste, explique-t-il. Avec l’appareil-photo, ce dernier plonge dans l’aventure, qui n’est pas exempte de danger, avec un outil parfaitement adapté.»
À partir du 15 janvier 1953, le magazine Spirou lance une série d’aventures dont le personnage principal est le journaliste de guerre, voyageur et explorateur Henry Morton Stanley qui, fait historique, retrouva en 1871 le docteur David Livingston disparu en Afrique. «Cette série est une ode à l’aventure et au voyage, écrit Guillaume Pinson. L’héroïsme journalistique se déploie aux quatre coins du monde. […] Nous ne rouvrirons pas ici le dossier du rapport de la BD de notre période à l’idéologie coloniale, mais il est évident que le motif central du déplacement géographique demeure marqué par un esprit de conquête. Qu’il s’appelle Lefranc, Lebleu, Flash ou Dacier, le héros journaliste est un homme blanc qui maîtrise le monde ou une femme blanche, à l’arrivée de Jeannette Pointu au début des années 1980.»
Avec Jeannette Pointu, une femme journaliste est pour la première fois le personnage principal d’une série de la BD franco-belge. Cette fiction d’actualité table sur de nombreuses références au contexte international des années 1980-1990. Les enjeux humanitaires sont particulièrement évoqués, comme les Casques bleus de l’ONU et Médecins sans frontières, ainsi que le reportage sportif, notamment le Tour de France et la navigation à voile.
«Le personnage se distingue de ses prédécesseurs masculins par une forme de reportage social empathique, proche de populations malheureuses du tiers-monde, victimes de conflits ou de maladies, écrit-il. […] La série est donc très proche de la réalité sociale de son époque, tout en présentant un personnage qui incarne ce lien moral tissé entre les professionnels de l’information et leurs publics. À cet égard, Jeannette Pointu se situe du côté du genre du reportage graphique.»
Une grande reconnaissance sociale s’exprime à travers les héros journalistes. Guillaume Pinson en a pour preuve ces scènes où Tintin fait l’objet lui-même d’un reportage. Pensons à la fin du Lotus bleuoù il accorde une entrevue à la une au Journal de Shanghai après avoir aidé à retrouver un célèbre savant enlevé par des trafiquants d’opium. On peut aussi penser à la dernière page de L’Île noire. Le célèbre journaliste est photographié à la une du Daily Reporter avec les policiers écossais l’ayant aidé à capturer une bande de faux-monnayeurs.
Le professeur conclut son texte en ouvrant la porte sur le reportage graphique. Dans cette nouvelle forme de BD, l’auteur se représente comme élément central de son histoire. Ici, le journaliste est un être réel qui enquête sur le monde réel. «Le Québécois Guy Delisle est l’un des grands praticiens du genre dans le monde francophone, soutient-il. L’œuvre de ce journaliste-dessinateur se situe à la frontière entre le récit de vie personnelle et l’actualité. L’auteur et sa créature sont très proches l’un de l’autre.»