Les dépossessions romanesques: lecture de la négativité dans le roman moderne québécois. Voici le titre de la thèse qu’Alex Noël vient de déposer à l’Université Laval. Cette recherche, cinq ans de travail en tout, est arrivée un peu par hasard dans la vie de l’étudiant.
Tout a commencé par un appel de candidatures. L’Université Jawaharlal-Nehru, située à New Delhi, cherchait un chargé de cours pour donner un séminaire sur la littérature québécoise. Alex Noël, qui venait de terminer une maîtrise sur l’écrivain franco-tchèque Milan Kundera – donc rien à voir avec l’offre d’emploi –, a envoyé son CV sur un coup de tête.
Après avoir passé une entrevue en ligne, il était embauché. «Je suis arrivé en Inde en janvier 2014, prêt à expliquer le roman québécois à des Indiens. Deux jours avant le premier cours, j’apprenais que tout le séminaire devait porter sur un seul thème qui traverserait l’ensemble de la littérature québécoise, de Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan. Ce fut tout un défi», raconte-t-il aujourd’hui avec le sourire.
Un brin angoissé, Alex Noël a dû revoir son plan de cours. La veille du séminaire, il a passé une nuit blanche pour replonger dans la quarantaine de livres qu’il avait entassés dans sa valise, en quête d’un thème. «J’avais apporté notamment Le torrent, d’Anne Hébert. En fouillant dans les livres, j’ai vu que la notion de dépossession, liée à ce récit, revenait dans L’hiver de force, de Réjean Ducharme. Je venais de trouver le fil conducteur de mon séminaire sans savoir qu’il deviendrait plus tard mon sujet de thèse.»
Avec ses étudiants, Alex Noël a exploré les façons dont le thème de la dépossession s’incarne dans différents romans qui ont marqué le Québec. «Dans les années 1960-1970, dit-il, la critique littéraire faisait une lecture étroitement nationaliste de la dépossession et voyait le spectre de la conquête anglaise dans tous les romans qui se faisaient au Québec. Je pensais que l’analyse des œuvres allait faire ressortir plein d’éléments de leur contexte sociohistorique, mais ce n’est pas le cas. Ma grande surprise a été de découvrir que la dépossession était traitée non pas de manière sociohistorique, mais de manière existentielle ou philosophique.»
Ce qui l’a marqué par-dessus tout est l’enthousiasme démontré par les étudiants indiens pour tous ces romans, malgré les univers bien québécois qui sont dépeints. «Les étudiants étaient étonnés de découvrir des œuvres qui leur parlaient énormément. Plusieurs se reconnaissaient, par exemple, dans les personnages de L’hiver de force, Nicole et André Ferron, même si l’histoire se déroule dans les années 1970 à Montréal.»
Alex Noël donnait son séminaire quand il a appris que Kim Thúy était de passage en Inde. Il a donc profité de l’occasion pour l’inviter dans son cours. Une étudiante a eu un tel coup de foudre pour l’écrivaine québécoise d’origine vietnamienne qu’elle a décidé d’y consacrer une thèse de doctorat. Ce projet l’a amenée à se rendre au Québec pour la rencontrer et faire un stage dans le milieu littéraire. Comme quoi le séminaire fut un véritable succès; d'ailleurs, plusieurs autres étudiants ont fait leur projet de maîtrise sur un romancier québécois.
Comment expliquer que ces étudiants ayant grandi dans une culture qui n’a rien à voir avec celle du Québec soient charmés par la littérature d’ici? Alex Noël tente une explication: «Le fait que les romans traitent de la dépossession de façon existentielle plutôt que de rendre compte d’un contexte sociohistorique précis leur confère une sorte d’universalité. Pour plusieurs critiques, le roman québécois est difficilement exportable à l’étranger. Toutefois, ils jugent ces œuvres et mesurent leur succès par rapport à la France. En Inde, un pays qui a connu la colonisation, le regard des lecteurs est complètement différent.»
Ce qui l’a incité à poursuivre sa réflexion dans un doctorat est un essai qu’il a lu de retour au Québec, Le roman sans aventure. Dans cet ouvrage, Isabelle Daunais s’intéresse à la singularité du roman québécois. «Son propos s’inscrit dans une longue lignée critique – on peut penser à Monique Bosco et Gilles Marcotte – qui considère que les romans québécois n’ont ni maturité, ni amour, ni héros, ni aventure. Je me suis rendu compte que la dépossession que j’enseignais n’était pas seulement existentielle, mais aussi formelle. C’est ce qui m’a donné l’envie de creuser le sujet davantage.»
Après avoir passé au peigne fin l’œuvre de Gabrielle Roy, Anne Hébert, Réjean Ducharme et plusieurs autres, Alex Noël a eu droit à d’autres surprises. «La dépossession se rejoue entre l'œuvre et ses personnages, lesquels sont toujours en lutte contre la forme classique du roman et sa modernité, résume-t-il. Cela donne naissance à des textes qui, loin de pâtir d'une simple incapacité, chercheraient au contraire à adapter leur forme pour exprimer la perte, le deuil, le vide, voire la négativité au cœur même de leur poétique.»
Avec sa thèse, le chercheur espère offrir un autre regard sur le travail de ces grands romanciers. «Le thème de la dépossession, qui a été peu analysé en littérature, est très présent dans les œuvres, souvent là où on ne l’attend pas. Il est facile d’imaginer que cette notion se retrouve chez des auteurs engagés comme Hubert Aquin ou Jacques Ferron, mais on la voit aussi dans les romans d’auteurs n’ayant pas eu un engagement social particulièrement marqué, comme Anne Hébert et Gabrielle Roy.»