24 mars 2025
Trois questions sur l’imprévisibilité de la campagne électorale fédérale
Le professeur Yannick Dufresne du Département de science politique discute de différentes hypothèses et met en lumière de grandes inconnues qui peuvent avoir une incidence importante sur le vote des Canadiennes et Canadiens

— Facebook Mark Carney
Le premier ministre Mark Carney a dissous le Parlement le 23 mars et appelé la population canadienne aux urnes le 28 avril. Même pour les spécialistes, cette campagne défie les prédictions. Le professeur Yannick Dufresne expose les enjeux qui pourraient influencer l'évolution et les résultats de la campagne qu'il qualifie d'«historiquement imprévisible».
Parler d'imprévisibilité et de surprises dans une campagne électorale, cela va relativement de soi. En quoi cette campagne se distingue-t-elle des autres?
Parlons d'abord du Parti libéral. Habituellement, après neuf ans de pouvoir, peu importe le bilan d'un gouvernement, les électeurs souhaitent un changement. Il y a quelques semaines à peine, personne n'accordait de chance à ce parti d'être réélu.
C'est la guerre économique et les allusions répétées au 51e État qui ont changé la donne. Il y a maintenant un effet «rally around the flag». Ce mouvement connu en science politique s'observe toujours en temps de crise, par exemple lors d'une guerre ou d'une pandémie. Sur le plan de l'histoire canadienne, les libéraux sont les champions de la défense du Canada et des valeurs canadiennes et c'est autour d'eux que la population a tendance à se rallier.
Par contre, il y a des inconnues. Tout d'abord, Mark Carney n'a pas d'expérience politique. Il est donc difficile de prévoir ce qu'il fera en campagne électorale. On ne connaît pas non plus ses opinions sur certains enjeux épineux, comme la place du Québec à l'intérieur du Canada. Sa maîtrise du français laisse également à désirer. Sera-t-il capable de faire bonne figure dans un débat contre Yves-François Blanchet?
Toutefois, son inexpérience joue également en sa faveur. C'est à se demander si son arrivée est réellement un hasard ou si elle a été préméditée. En tout cas, le fait d'avoir un nouveau chef permet au Parti libéral, qui souffrait de l'usure du temps, d'incarner aujourd'hui le changement.
Si la question de l'urne s'avère tourner autour de la défense du Canada, on assistera possiblement à une grande polarisation du vote entre le Parti libéral et le Parti conservateur. Actuellement, des électeurs souverainistes envisagent de voter pour le Parti libéral. C'est du jamais-vu! Il y a une peur qui s'immisce au sein de l'électorat qu'on n'avait jamais sentie dans aucun scrutin, même lors d'événements polarisants et émotifs, comme les référendums.
Cependant, Mark Carney est en train de repositionner son parti plus à droite et, s'il va trop loin dans cette direction, il risque de donner de l'oxygène aux petits partis que sont le Nouveau Parti démocratique, le Bloc québécois et le Parti vert.
Chez le Parti conservateur, quels sont les éléments à surveiller?
Pierre Poilièvre a été dérouté. Avec le départ de Justin Trudeau et les nouvelles relations canado-américaines, il a dû revoir rapidement sa stratégie électorale. Le fait que, dans les rangs conservateurs, ce soit le premier ministre de l'Ontario Doug Ford qui a fait figure de leader dans la défense du Canada montre à quel point il a été déstabilisé.
Toutefois, il ne faut pas sous-estimer les forces du Parti conservateur en campagne électorale. C'est non seulement le parti le plus riche, mais ses stratégies sont généralement très efficaces. Il garde d'ailleurs peut-être une pièce maîtresse cachée dans son jeu.
Doug Ford pratique le même genre de politique populiste que Donald Trump. Il est capable de répondre à la menace par des menaces et d'aller livrer son message sur Fox News. Cependant, Pierre Poilièvre n'a pas d'atomes crochus avec lui et Doug Ford vient d'affirmer qu'il n'aiderait pas le Parti conservateur du Canada. Malgré tout, il n'est pas impossible que «Capitaine Canada», à un moment stratégique de la campagne, se rallie et que son image déteigne sur le Parti conservateur. Il faut savoir que les médias francophones et anglophones ne rapportent pas les mêmes nouvelles. Quand une nouvelle venue des autres provinces fait une percée importante au Québec, comme la réaction de Doug Ford aux tarifs, c'est que c'est un raz-de-marée au Canada anglais. Les conservateurs pourraient peut-être doubler les libéraux et s'imposer en véritables défenseurs des valeurs canadiennes.
Jusqu'à quel point les partis peuvent-ils prévoir l'évolution de leur campagne électorale quand un président américain s'ingère, menace et déstabilise les politiques à l'échelle mondiale?
Donald Trump est bien sûr l'éléphant dans la pièce et il est totalement imprévisible. Il aime le chaos et il favorise le chaos. S'il s'ingère dans la campagne, ce sera une première de la part d'un président américain. Et s'il le fait, jusqu'où ira-t-il? De plus, on ne sait pas ce qu'il préférerait comme gouvernement au Canada. Un gouvernement conservateur plus proche de ses politiques? Un gouvernement libéral sur lequel frapper? Un gouvernement minoritaire ou majoritaire? Et s'il prend parti pour les conservateurs, par exemple, est-ce que ce sera vraiment parce que c'est ce qu'il veut? Ou espère-t-il ainsi leur nuire en s'associant à eux? Nous n'avons aucune réponse à toutes ces questions.
S'il choisit de ne pas s'ingérer, peut-être que les petits partis pourront amener un peu la discussion vers les autres enjeux qui caractérisent habituellement les campagnes électorales fédérales, comme les questions sociales et environnementales.
En tout cas, cette campagne s'annonce hors de l'ordinaire et fascinante pour les experts de science politique qui pourront tester plusieurs nouvelles théories.
Propos recueillis par Manon Plante