29 avril 2023
Le défi d’Anticosti : protéger fossiles, faune et flore
Candidate au patrimoine mondial de l’UNESCO, cette île dont l’économie repose sur la chasse aux cerfs doit préserver ses richesses naturelles, ce à quoi travaille le professeur Steeve Côté depuis plus de 20 ans
Paradis de la chasse et de la pêche, l’île d’Anticosti abrite plusieurs espèces convoitées. Toutefois, elle doit surtout sa renommée à son immense cheptel de cerfs de Virginie. Si cette surabondance de cervidés fait le bonheur des chasseurs, elle cause malheureusement des répercussions négatives sur la biodiversité de l’île.
Depuis 2001, Steeve Côté, professeur au Département de biologie, dirige un programme de recherche qui vise à étudier les relations complexes qui existent sur l’île entre les cerfs, la forêt, les autres espèces animales et l’utilisation des ressources naturelles par les humains. Le principal objectif de ces travaux est de développer des méthodes d’aménagement forestier et faunique adaptées aux densités élevées de cervidés.
«Au fil des années, mon équipe et moi avons obtenu plusieurs résultats de recherche et nous avons une meilleure compréhension du comportement du cerf et de ses répercussions sur son milieu. Mais il reste encore des questions à approfondir. Le nouveau statut, qui sera bientôt accordé à l’île par l’UNESCO, donne un nouvel élan à nos recherches. La biodiversité sera un enjeu majeur des nouvelles aires protégées, dont l’aménagement, en dépit de la présence élevée de cerfs, devra favoriser les processus les plus naturels possibles et valoriser les caractéristiques d’une nature pré-Menier», déclare Steeve Côté.
L’histoire de l’île
Menier? C’est l’homme à l’origine de la présence des cerfs à Anticosti. Ce chocolatier français fortuné a acheté l’île en 1895 pour en faire son domaine de chasse privé. Pour son plaisir, il a introduit quelques espèces qui y étaient absentes, comme le cerf de Virginie. Quelque 220 représentants de l’espèce ont ainsi été lâchés dans la partie ouest de l’île. Anticosti étant exempte de prédateurs, les cerfs se sont rapidement multipliés et ils occupent aujourd’hui tout le territoire. Seules les ressources alimentaires limitées, surtout en hiver, ont restreint l’augmentation de leur population, qui compte bon an mal an des dizaines de milliers d’individus, malgré d'importantes fluctuations.
La surabondance des cerfs a radicalement modifié la forêt de l’île. Située dans le domaine bioclimatique de la sapinière à bouleau blanc, l’île d’Anticosti était recouverte à la fin du 19e siècle par une variété de feuillus et de conifères, dominée par le sapin baumier. Peu à peu, le broutement des cerfs a entraîné la disparition des feuillus, ce qui a conduit les cervidés à se rabattre sur une denrée qu’ils n’ont pas coutume de consommer: le sapin baumier. Depuis plusieurs décennies déjà, les cerfs d’Anticosti s’accommodent donc de cette essence pour leur subsistance, particulièrement en hiver.
Cependant, la population fort élevée vient également à bout de cette ressource. Les sapins, dont les jeunes pousses sont allègrement broutées depuis les années 1930, disparaissent peu à peu et sont remplacés par les épinettes blanches, une essence moins appréciée par les cervidés.
Bref, la surabondance du cerf met sa survie en péril dans un milieu forestier où la régénération de la sapinière – à la base de son alimentation d’hiver – est compromise.
Aider à la régénération de la forêt
C’est dans ce contexte qu’est née en 2001 la Chaire de recherche industrielle en gestion intégrée des ressources de l’île d’Anticosti, renouvelée jusqu’en 2016. Son titulaire, Steeve Côté, avait pour mission de trouver des solutions aux changements subis par la forêt, surtout pour assurer la survie à long terme du cerf, dont la chasse est le principal moteur économique de l’île.
«Depuis le début des années 2000, une stratégie originale d’aménagement, qui n’existe que sur l’île d’Anticosti, a été mise en place pour favoriser la régénération de la sapinière. Il s’agit d’un système d’exclos», explique le professeur Côté, précisant que les exclos sont des espaces clôturés, pouvant mesurer de 2 à 20 km2, destinés à exclure les cerfs d’un territoire.
En pratique, les exclos sont souvent créés après une coupe forestière. On clôture alors le terrain ouvert et on lance une chasse sportive intensive afin d’y réduire le plus possible la densité de cervidés. Certains exclos intègrent aussi une partie de forêt résiduelle (c’est-à-dire non coupée). Au bout d’une quinzaine d’années, lorsque les sapins ont atteint une hauteur suffisante pour ne plus être broutés, les exclos sont démantelés. «Les travaux ont montré que la régénération est plus rapide après une coupe forestière qu’en forêt résiduelle», indique le professeur Côté, avant d’ajouter que ce sont les petits exclos – entre 2 et 7 km2 environ – qui ont donné les meilleurs résultats.
Si ce système d’exclos semble bien fonctionner, il demeure qu’exclure les cerfs de grandes portions du territoire n’est pas la solution idéale. « Il serait préférable de trouver le seuil maximal de cerfs compatible avec la régénération de l’habitat », assure le professeur Côté. Pour ce faire, la Chaire a mis sur pied le projet DBC (pour dispositif de broutement contrôlé), qui a été en place durant 8 ans.
«On a créé des enclos avec des densités contrôlées de 7,5 cerfs/km2 et de 15 cerfs/km2, puis on a comparé la régénération de la forêt dans ces enclos avec celle de la forêt soumise à des densités naturelles de cerfs, c’est-à-dire plus de 20 cerfs/km2», détaille le chercheur.
Résultat? «Nous avons montré que la régénération de l’habitat est compatible avec une densité de 15 cerfs/km2, ce qui est beaucoup plus que ce que des travaux américains suggéraient comme densité maximale (autour de 7 cerfs/km2). C‘est une contribution importante puisqu’il est désormais possible d’envisager une régénération de la forêt dans un milieu à densité assez élevée de cerfs», soutient Steeve Côté.
Au fil des ans, l’équipe de recherche du professeur Côté a mené bien d’autres études sur les traitements de sylviculture, les plantations, les types de coupe, la fertilisation et bien d’autres éléments dans le but de pouvoir conseiller et proposer des innovations à l’industrie forestière en matière de régénération de la sapinière.
Passionné par le bois et les animaux
Sauver la sapinière d’Anticosti est certainement un défi au goût de Steeve Côté, qui avoue avoir pour le matériau bois un attachement particulier, légué par son grand-père, ouvrier dans un moulin à scie. «Vers l’âge de 4 ou 5 ans, mon grand-père me bandait les yeux et me demandait de reconnaître des essences de bois. Dès mon plus jeune âge, j’étais donc capable de distinguer les différentes essences à la vue, à l’odeur et au toucher», raconte-t-il.
Cette passion est si vive que le chercheur a longtemps hésité entre une carrière en biologie et une autre en construction. «Finalement, j’assouvis cette passion en parallèle, construisant parfois meubles et maisons. Par exemple, j’ai construit moi-même ma dernière demeure de A à Z», confie-t-il.
Chez ce spécialiste des grands mammifères, l’intérêt pour les animaux a été tout aussi précoce. «Dès 4 ou 5 ans, se rappelle-t-il, je rêvais de devenir zoologiste. Je collectionnais des cartes d’animaux, que je recevais par la poste et sur lesquelles il y avait des pictogrammes pour classer les espèces selon les familles et les ordres. Vers 8 ans, j’ai retravaillé la classification de cette série de cartes, que je ne trouvais pas assez précise.»
Inscrit au baccalauréat en biologie, Steeve Côté choisit de faire son projet de fin d’études sur le caribou de la rivière George, un animal qu’il avait eu la chance d’étudier lors d’un séjour dans le Grand Nord. À la maîtrise et au doctorat, il poursuit des recherches sur la chèvre de montagne et se spécialise dans le comportement animal. Il analyse alors notamment les effets de la dominance sociale sur le succès reproducteur. Un premier postdoctorat le conduit au Centre national de la recherche scientifique, à Strasbourg en France, où il mène des travaux sur le comportement agressif du manchot royal en Antarctique, alors qu’un second postdoctorat l’amène au Centre for Ecology and Hydrology, en Écosse, où il travaille sur la génétique des rennes de Svalbard.
Aujourd’hui, en plus de ses recherches sur les cerfs d’Anticosti, Steeve Côté poursuit d’importants travaux sur le caribou migrateur, l’orignal et la chèvre de montagne.
Un cheptel étonnant
Si Steeve Côté a été nommé titulaire de sa chaire, c’est avant tout pour son expertise dans l’étude comportementale et génétique des grands mammifères, notamment les cervidés. Ainsi, au-delà des travaux en aménagement forestier, une grande partie des recherches de la chaire ont porté sur le cheptel d’Anticosti, une population aux caractéristiques particulières.
Descendants de cerfs beaucoup plus gros, attrapés près de L’Islet et relâchés à Anticosti, ceux de l’île sont se sont différenciés de la population source, allouant plus de ressources à l’accumulation de réserves de graisse plutôt qu’à la croissance squelettique. «On a réalisé quelques travaux pour mieux comprendre leur taille naine. Quand on place des cerfs dans un exclos où l’habitat s’est régénéré, on obtient des individus beaucoup plus imposants. Ils ont donc gardé la capacité génétique d’atteindre une taille normale, mais ils ne le font pas à cause des conditions contraignantes de l’île», révèle le professeur.
S’étant adaptés à la consommation de sapin, ces cerfs présentent également une morphologie digestive différente de celle des cerfs du continent, ce qui leur permet de se nourrir d’aliments moins digestes. Même une augmentation de 20% à 40% de la proportion d’épinette blanche – une ressource indigeste – dans leur régime alimentaire n’a pas eu d’effet sur leur masse corporelle ou la survie des faons. «Contrairement à nos attentes, nos travaux suggèrent que les cerfs de l’île d’Anticosti, en raison de leur plasticité digestive particulière, pourraient se maintenir, du moins à court terme, à des densités élevées malgré la raréfaction du sapin baumier», commente Steeve Côté.
Ce cerf présente également des dynamiques de population intéressantes. Par exemple, quand les densités sont élevées, le taux de reproduction tend à baisser. On remarque alors que l’âge de la première gestation est plus tardif, que l’âge de sénescence est devancé et que le taux de jumeaux est plus faible. Après un hiver particulièrement rigoureux – un tel hiver peut avoir raison de 30% à 40% du cheptel –, la tendance s’inversera. Ainsi, dans les années suivantes, la proportion de femelles mettant bas des jumeaux pourra quadrupler. «Les cerfs d’Anticosti sont très plastiques et ont la capacité de rebondir très rapidement», affirme Steeve Côté. C’est d’ailleurs pourquoi les tentatives de chasse intensive pour réduire la taille du cheptel en dehors des exclos ont toutes échoué. «La chasse sportive, ajoute-t-il, prélève annuellement moins de 5% de la population des cerfs de l’île. Même si on l’intensifie, le taux de variabilité associée à la chasse restera moindre que celui relié aux conditions naturelles. En d’autres mots, on peut réduire, à court terme, le nombre de bêtes par la chasse, mais les cerfs se reproduiront davantage les années suivantes.»
Patrimoine géologique et biodiversité
Outre les cerfs, l’île d’Anticosti recèle d’autres attributs singuliers, dont des particularités géologiques uniques. Parfois sur 1 km d’épaisseur, la croûte terrestre témoigne de la vie sur Terre entre l’Ordovicien (il y a environ 460 millions d’années) et le Silurien (il y a environ 430 millions d’années), une époque marquée par la première extinction massive des espèces. À l’échelle planétaire, l’île constitue le site fossilifère le mieux conservé de cette période. C’est pourquoi le gouvernement canadien a soumis une demande à l’UNESCO en 2018 pour que l’île, en tant que vestige le plus représentatif d’une période géologique importante, soit reconnue comme site naturel du patrimoine mondial.
En contrepartie de cette reconnaissance qui attestera la valeur universelle exceptionnelle du territoire sera attendu un engagement de consolider les aires protégées sur l’île. D’ailleurs, le gouvernement québécois mise sur une toute nouvelle génération d’aire protégée – l’aire protégée avec utilisation durable des ressources naturelles (APUD) – pour concilier biodiversité, activités humaines et économie.
Cette volonté politique de valoriser la biodiversité vient quelque peu réorienter les recherches touchant l’aménagement cerfs-forêt du professeur Côté, qui se poursuivent toujours sur l’île d’Anticosti, malgré la dissolution de la chaire en 2016. «Il y a un besoin marqué pour des études scientifiques sur la biodiversité et nous savons que le broutement intensif des grands herbivores en surabondance peut menacer l’écologie des écosystèmes. Nous intensifierons donc nos recherches dans ce domaine», promet-il.
Par le passé, les expériences de broutement contrôlé ont déjà permis d’approfondir certaines relations entre la densité de cerfs et la présence d’autres espèces. Par exemple, dans les territoires à densité réduite, on a noté une plus grande abondance d’individus d’espèces rares d’insectes. «D’après nos expériences, nous avons conclu qu’une densité de cerfs égale ou inférieure à 15 cerfs/km2 pourrait être suffisante pour restaurer une diversité d’insectes sur l’île d’Anticosti», indique Steeve Côté. «De la même façon, ajoute-t-il, la réduction de la densité de cerfs peut aussi augmenter la diversité des oiseaux chanteurs. Nos travaux montrent qu’une plus grande couverture végétale de sapins et de bouleaux se traduirait par une augmentation d’en moyenne 30% de la diversité des oiseaux.»
Une question d’équilibre
Bref, trouver l’équilibre entre cerfs et sapins, tout en valorisant la préservation des fossiles et le retour à une plus grande biodiversité représente tout un défi pour la plus grande île du territoire québécois, et ce, même sans compter les questions toujours sans réponse.
«Doit-on continuer à planter des sapins?», se questionne Steeve Côté, en précisant que cette essence n’a pas le plus bel avenir dans un contexte de changement climatique. «Et comment réagira le cerf au démantèlement des exclos? Est-ce que ça entraînera une surutilisation de ces sites?», continue-t-il.
Toutefois, la question à laquelle le chercheur aimerait le plus trouver une réponse est celle concernant la densité maximale de cerfs compatible avec le maintien des processus naturels. «On sait que le chiffre est probablement plus élevé que 15, un chiffre qui ne tient pas compte de toute la variabilité des habitats. Trouver cette réponse est mon grand objectif», conclut Steeve Côté.
Consultez la synthèse des travaux de l'équipe de Steeve Côté sur l'île d'Anticosti, parue tout récemment dans Le naturaliste canadien
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