Le 1er octobre est la date de la fête nationale en République populaire de Chine. Dans les jours qui ont précédé et suivi cette date, quelque 150 appareils militaires chinois ont fait des incursions dans la zone d’identification de défense aérienne de l’île de Taïwan. Ce territoire de 23 millions d’habitants jouit d’un système démocratique et est considéré par Pékin comme l’une de ses provinces.
«Cette action fait partie du volet psychologique de la doctrine des trois guerres du gouvernement chinois, explique le professeur à l'Institut d’études politiques de Paris, également directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Jean-Baptiste Jeangène Vilmer. La guerre psychologique a pour but de dissuader l’adversaire. Dans le cas de Taïwan, les incursions de l’aviation chinoise envoient le message qu’il est inutile pour eux de se défendre. Que cela ne sert à rien devant la puissance militaire chinoise. D’ailleurs, les médias chinois ne parlent pas de cet incident comme d’un exercice, mais de la répétition à une invasion.»
Le 16 décembre, au pavillon Charles-De Koninck, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer a prononcé une conférence sur un rapport qu’il a écrit en collaboration avec Paul Charon, sinologue et directeur du domaine Renseignement, anticipation et menaces hybrides à l’IRSEM. Publié au mois d’octobre, l’ouvrage s’intitule Les opérations d’influence chinoises, et est sous-titré Un moment machiavélien. Sa présentation en visioconférence était organisée par l’École supérieure d’études internationales de l’Université Laval.
«Pékin semble estimer que, comme l’écrivait Machiavel dans Le Prince, “il est plus sûr d’être craint que d’être aimé”», soulignent, d’entrée de jeu, les coauteurs.
Pendant longtemps, la Chine a cherché à projeter une image positive d’elle-même dans le monde, à susciter l’admiration, rappelle le professeur Vilmer. «Pékin n’a pas renoncé à séduire, dit-il. Il n’a pas renoncé non plus à son attractivité ni à son ambition de façonner les normes internationales. Mais, en même temps, Pékin assume de plus en plus d’infiltrer et de contraindre: ses opérations d’influence se sont considérablement durcies ces dernières années et ses méthodes ressemblent de plus en plus à celles employées par Moscou.»
C’est dans ce contexte que se situe la doctrine des trois guerres. C’est l’un des concepts importants pour comprendre les opérations d’influence chinoises. «Cette doctrine, poursuit le chercheur, est une forme de conflictualité visant à vaincre sans combattre, en façonnant un environnement favorable à la Chine. Elle est composée de la guerre de l’opinion publique, la guerre psychologique et la guerre du droit. Dans ce dernier cas, les poursuites judiciaires chinoises à l’endroit de chercheurs critiques se multiplient dans le monde. La Russie le fait depuis longtemps. Le but n’est pas de gagner, mais de museler pendant la durée des procès. Il peut se passer trois à quatre ans avant que l’audience finale n’ait lieu. Vous ne direz rien pendant cette période par crainte d’aggraver votre cas. Vos collègues, eux, vont orienter différemment leurs recherches. Toutes ces procédures coûtent cher. C’est un dossier très dissuasif.»
Une «russianisation» des opérations d’influence
Un autre concept, importé de Russie, sur lequel reposent également les opérations d’influence chinoises est celui des «mesures actives». Font notamment partie de ces mesures la désinformation, les contrefaçons, la déstabilisation de gouvernements étrangers, les provocations et les manipulations destinées à fragiliser la cohésion sociale.
«Leur but, soutient Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, est de diviser les sociétés par le dénigrement du modèle occidental, en s’ingérant dans les campagnes électorales et en attisant les théories du complot.»
Les auteurs du rapport insistent sur la «russianisation» indiscutable des opérations d’influence chinoises depuis 2017 environ. «Le parallèle, écrivent-ils, avait déjà été fait en 2018 au moment des élections municipales taïwanaises, puis en 2019 lors de la crise hongkongaise, et c’est en 2020, pendant la pandémie de COVID-19, que le monde entier a pris conscience du problème. Pékin s’inspire de Moscou dans plusieurs registres.»
Un volumineux rapport
Ce rapport, une brique de plus de 650 pages, a l’ambition de couvrir tout le spectre de l’influence chinoise, de la plus bénigne, la diplomatie publique, à la plus maligne, c’est-à-dire l’ingérence, sous forme d’activités clandestines. Dans leur cueillette d’information, les deux chercheurs ont effectué des missions sur le terrain, analysé la littérature scientifique relative à la Chine, épluché des bases de données.
Le rapport consacre un chapitre au Canada. Selon le professeur Vilmer, la Chine s’intéresse de près à ce pays pour plusieurs raisons. D’abord, la diaspora chinoise au Canada comprend un grand nombre de dissidents, réels ou supposés. Ensuite, ce pays entretient une proximité à tous points de vue avec les États-Unis, le grand rival de la Chine sur la scène internationale. Il y aussi son appartenance à des alliances, militaire comme l’OTAN et du renseignement comme les Five Eyes. Nation arctique, démocratie libérale exemplaire, puissance moyenne, dépendance des entrepreneurs canadiens envers le marché chinois sont d’autres raisons pour lesquelles la Chine porte un intérêt particulier au Canada.
Un effort global multiforme
Pékin met en œuvre une panoplie d’actions dans ses opérations d’influence à l’étranger. Ces pratiques visent notamment les diasporas.
«Les membres des diasporas chinoises sont environ 60 millions dans le monde, c’est gigantesque, souligne Jean-Baptiste Jeangène Vilmer. Le pouvoir chinois a deux objectifs: contrôler les diasporas pour qu’elles ne représentent pas de menaces pour lui, et les mobiliser pour servir ses intérêts.»
Le pouvoir chinois manipule l’information en créant de fausses identités pour diffuser la propagande du Parti communiste dans les médias. Pour cela, il a recours à de faux comptes sur les réseaux sociaux ainsi qu’à des trolls. Depuis 2019, des campagnes coordonnées comme étant originaires de Chine ont été identifiées sur Twitter, Facebook et YouTube, ce qui a entraîné la suspension de dizaines de milliers de faux comptes.
Dans le domaine de la diplomatie, Pékin entend renforcer son influence sur les organisations et les normes internationales. Son approche consiste en des efforts diplomatiques classiques et des opérations d’influence clandestines telles que pressions économiques et politiques.
Selon les coauteurs, la dépendance économique à l’égard de la Chine représente bien souvent le levier le plus puissant pour Pékin. «La coercition économique chinoise, écrivent-ils, prend des formes extrêmement variées: déni d’accès au marché chinois, embargos, sanctions commerciales, restrictions aux investissements, contingentement du tourisme chinois dont dépendent certaines régions, organisations de boycotts populaires. Pékin fait de plus en plus de la censure un prérequis pour l’accès à son marché. Et beaucoup d’entreprises finissent par plier sous la pression.»
Selon les chercheurs, cette nouvelle posture chinoise a obtenu certains succès tactiques, mais elle constitue un échec stratégique. «La Chine est son meilleur ennemi en matière d’influence, écrivent-ils. La dégradation brutale de l’image de Pékin depuis l’arrivée de Xi Jinping, en particulier ces dernières années, pose à la Chine un problème d’impopularité qui prend des proportions telles qu’elle pourrait à terme indirectement affaiblir le Parti communiste au pouvoir, y compris vis-à-vis de sa propre population.»
Consultez le rapport Les opérations d'influence chinoises.