
En 1942, dans le village de Saint-Siméon, des femmes font cuire du pain à l'aide d'un four traditionnel.
— Herménégilde Lavoie, Bibliothèque et archives nationales du Québec
L'ouvrage Vivre au cœur de «paroisses de femmes» dans la région de Charlevoix, 1940-1980, publié aux Presses de l'Université Laval, vient changer la donne. L'auteure, Marie-Pier Bouchard, y livre les résultats de ses recherches à la maîtrise en histoire. En 2016, elle a interviewé 17 femmes âgées de 65 à 90 ans qui ont vécu, chacune à leur façon, l'absence du mari.
Avec ce projet, l'étudiante a voulu donner la parole à ces «femmes de l'oubli» afin de mettre en lumière leurs réalités. «Ces femmes sont à peu près absentes des sources traditionnelles de l'histoire, d'abord parce qu'elles ont généralement évolué dans la sphère privée, plus difficile à documenter, et qu'une histoire d'hommes faite par des hommes les a souvent mises de côté. Le fait qu'elles proviennent de milieux ruraux, qui n'ont pas suscité le même intérêt que les centres urbains, participe aussi à leur invisibilité. Devant ce quasi-vide documentaire, les enquêtes orales sont devenues le seul espoir de pouvoir reconstituer les expériences de ces femmes», explique Marie-Pier Bouchard.
De Baie-Saint-Paul à l'Isle-aux-Coudres, en passant par Les Éboulements, Saint-Joseph-de-la-Rive et Petite-Rivière-Saint-François, les résidentes interviewées ont en commun d'avoir porté le chapeau de chef de famille en l'absence de leur mari. Au-delà des tâches domestiques, elles accomplissaient des corvées traditionnellement réservées aux hommes, comme le pelletage de la neige, la tonte du gazon ou le chauffage au bois.
Malgré leur horaire chargé, plusieurs d'entre elles s'adonnaient à la couture et au tissage. Elles confectionnaient des vêtements pour leurs enfants et fabriquaient des tapis et des rideaux. En plus de leur apporter un petit revenu, ces activités leur permettaient d'exprimer leurs habiletés manuelles et leur goût pour l'esthétique.
Avec l'évolution technologique, les tâches quotidiennes se sont simplifiées au fil des années. Or, les différents villages n'ont pas tous profité du progrès en même temps. Si l'électricité est arrivée en 1896 à Baie-Saint-Paul, elle n'a fait son entrée à l'Isle-aux-Coudres qu'en 1950.
En dépit des difficultés, les femmes ont toujours été très attachées à leur communauté. Pour compenser l'absence du mari, elles bénéficiaient d'un solide réseau de soutien. L'aide apportée par la famille et – dans une moindre mesure – par les voisins et les amis a joué un rôle essentiel. Parents, beaux-parents, frères et sœurs donnaient régulièrement un coup de main, que ce soit pour garder les enfants ou effectuer des réparations dans la maison. Pour socialiser et chasser l'ennui, plusieurs femmes ont été membres d'associations comme les Cercles des fermières, que l'on comptait en grande nombre dans Charlevoix.
Les communications avec le mari, quant à elles, n'étaient pas toujours simples. Le téléphone était le principal moyen de garder le contact. Petit hic: les femmes de navigateurs devaient attendre que leurs époux soit à quai pour leur parler. Outre le téléphone, elles pouvaient communiquer avec eux par le courrier. Dans ces couples séparés par la distance, une sorte de culture du secret s'est mise en place. Alors que naviguer en mer représente son lot de dangers, il n'était pas rare que chacun dissimule à l'autre des informations qui risqueraient de l'inquiéter. Ainsi, un certain nombre de femmes ont appris plus tard, parfois même par une autre personne, que leur mari avait eu un accident dont il ne leur avait jamais soufflé mot.
Grâce aux témoignages qu'elle a recueillis, Marie-Pier Bouchard trace un portrait vivant de ces femmes dont la vie fut sans conteste marquée par l'absence maritale. Agrémenté de citations dont elle a conservé toute la couleur et l'authenticité, son ouvrage intéressera quiconque veut mieux comprendre cette réalité que l'histoire a mise de côté. «J'ai voulu faire surgir un récit alternatif, en contrepoint de celui cent fois raconté des hommes bûcherons ou marins. J'espère que les histoires de ces femmes, que l'on découvre à travers la poésie brute de leurs mots, sauront toucher les lecteurs autant qu'elles m'ont touchée», conclut l'auteure.