Surprenant donc, ce huitième roman d'Alain Beaulieu? Oui, dans la mesure où cet écrivain de la veine réaliste ne nous avait pas habitué à pareilles audaces formelles, sinon peut-être dans La cadillac blanche de Bernard Pivot (2006), un livre où il convoquait des écrivains morts et vivants. D'ailleurs, le professeur en création littéraire l'affirme d'emblée: Le festin de Salomé est un roman de rupture, plus éclaté que ses précédents, dans lequel il a voulu aller ailleurs et se faire plaisir. «J'avais en tête la série de David Lynch, Twin Peaks, dans laquelle régnait une atmosphère étrange. C'était très onirique et ça m'a influencé. L'idée du Graal [un bar clandestin décrit dans le roman] vient directement de là.» Quant au roman, il est tout entier inspiré d'un souvenir. «Lorsque j'avais 15-16 ans, je suis tombé, un soir, sur le bar Le Croissant d'or, dans Saint-Sauveur, et j'ai ouvert la porte. C'était un bar de danseuses topless, pas chic du tout. L'atmosphère était enfumée et il y avait un vieux piano sans devanture», rapporte l'écrivain dont la passion pour la musique point à plusieurs reprises dans le roman.
Connu principalement pour sa trilogie débutée avec Fou-Bar, qui se déroulait au centre-ville de Québec, Alain Beaulieu avait délaissé Québec dans ses derniers romans pour camper ses fictions en Amérique latine (Le postier Passila, 2010) et aux États-Unis (Quelque part en Amérique, 2012), avouant, lors d'une entrevue à La Presse, qu'il ne se passait plus rien ici et qu'il n'avait donc plus envie d'en parler. Cette fois, il renoue avec la capitale et sa Basse-Ville, dont il connaît l'âme pour y avoir grandi. Son personnage principal, un gars d'usine sans ambition, est à l'image du Québec, selon lui. «Les gens veulent qu'il ne se passe rien, autant dans la sphère intime que dans la sphère politique. J'ai hâte de le voir [le Québec] sortir de sa torpeur.» C'est d'ailleurs peut-être pour cette raison qu'il a créé Naomi Lafleur, une barmaid bien décidée à améliorer son sort et celui du narrateur qu'elle entraîne dans son sillage.
Cet antihéros toujours déboussolé est aussi à l'image de son créateur, Alain Beaulieu, qui, la cinquantaine sonnée, s'aperçoit que le temps a passé plus vite qu'il ne l'avait réalisé. Comme son narrateur qui se découvre là où il ne s'attendait pas, notamment avec une nouvelle orientation sexuelle, jamais Alain Beaulieu n'aurait pensé se retrouver un jour professeur d'université, encore moins vice-doyen d'une faculté. Il avait choisi, au départ, une occupation plus humble, celle de postier, un travail de nuit qui lui permettait d'écrire le jour. Or, coup du destin, un professeur en création littéraire l'a appelé un jour pour lui offrir une charge de cours. «Puis, un poste a été créé et je l'ai eu. Rétrospectivement, tout cela est étonnant», évoque-t-il.
Lorsqu'on lui demande comment il fait pour maintenir un tel rythme d'écriture – au moins un livre aux deux ans –, alors qu'il conjugue des tâches administratives et d'enseignement, Alain Beaulieu indique qu'il prendra bientôt de longues vacances, dont deux mois en Europe, pendant lesquelles il s'attellera à son nouveau livre où il sera question d'antiterrorisme et d'espionnage. Une fois de plus, cet habile conteur se lancera sans plan dans la fiction, et ses lecteurs savent désormais qu'ils peuvent s'attendre à tout.