
Place de l'Indépendance à Kiev le 21 février. De nombreux citoyens révoltés par le rejet du traité avec l'Union européenne ont manifesté en faveur d'une Ukraine ancrée en Europe. Quelques jours plus tard débutaient les tensions en Crimée et les manoeuvres militaires russes à la frontière de l'Ukraine.
— Darko Bandic/Associated Press
«Dans la seconde hypothèse, explique le professeur Renéo Lukic, du Département des sciences historiques, Poutine imiterait l'ex-président serbe Slobodan Milosevic qui a tenté, dans les années 1990, de recréer la Grande Serbie d'autrefois en s'appuyant sur les minorités serbes de pays voisins.»
Selon le professeur, le premier scénario serait l'idéal pour l'Ukraine. Ce pays maintiendrait sa coopération économique avec la Russie, laquelle est bonne pour les deux États, tout en ouvrant un champ de coopération avec l'Union européenne. Géographiquement, l'Ukraine ferait office de pont entre la Russie et l'Union. «Tout le monde en sortirait gagnant, affirme-t-il. Ce serait une décision rationnelle pour Poutine. Mais si ce dernier adopte un raisonnement basé sur les minorités russophones, à l'image de Milosevic, l'Ukraine sera déstabilisée politiquement. À terme, cela pourrait conduire à la division du territoire.»
Renéo Lukic croit que l'actuel gouvernement intérimaire d'Ukraine signera, dans les semaines ou mois à venir, un traité avec l'Union européenne. Ce professeur a comme champs d'expertise l'Europe centrale et l'Europe de l'Est. Il y a quelques semaines, il publiait aux Presses de l'Université Laval un pavé d'environ 700 pages intitulé La désintégration de la Yougoslavie et l'émergence de sept États successeurs. Ces États comprennent notamment la Croatie, la Bosnie et la Serbie.
Au début des années 1990, soit au lendemain de la chute du mur de Berlin suivie de l'implosion de l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), le président Milosevic a incité les minorités serbes de Croatie et de Bosnie, deux pays voisins de la Serbie, à se rebeller contre les autorités. Par une politique délibérée de conquête territoriale, il a cherché à redéfinir les frontières en vue de créer un espace unifié dans lequel les communautés serbes des trois pays pourraient circuler librement. Après quatre années de guerre, l'armée serbe fut défaite en 1995 par les troupes de l'OTAN, de la Croatie et de la Bosnie.
L'Ukraine compte 46 millions d'habitants et 12 millions d'entre eux sont russophones. L'importance de cette minorité explique, entre autres, la volonté de la Russie de faire dérailler le projet de traité que l'Ukraine s'apprêtait à signer cet automne avec l'Union européenne. En retour, Moscou a proposé à Kiev de joindre l'Union douanière en construction en Europe de l'Est et en Asie centrale. Il faut dire que l'Ukraine a la plus importante population parmi les 15 États successeurs de l'ancienne URSS. Et ce pays possède, dans la péninsule de Crimée, une base navale abritant la flotte militaire russe de la mer Noire.
«La population de Crimée est très majoritairement russophone, indique Renéo Lukic. Le maintien de la base navale est important pour la Russie. D'ailleurs, l'ex-président ukrainien Ianoukovitch récemment destitué en avait renouvelé le bail jusqu'en 2042.» Selon lui, les russophones de Crimée, comme les Serbes de Croatie et de Bosnie dans les années 1990, peuvent être manipulés, au point de jouer un rôle déterminant dans la remise en question de l'intégralité territoriale de l'Ukraine.
Dans le contexte actuel, les observateurs évoquent ouvertement la création à terme d'une Ukraine fédéralisée comptant trois régions, soit l'ouest pro-occidental, l'est pro-russe et la Crimée également pro-russe. «Si la Russie pousse l'Ukraine vers la fédéralisation, explique Renéo Lukic, ce pourrait être la fin de l'Ukraine en tant qu'État.» Selon lui, la Russie aurait peu de scrupules à annexer la Crimée. En 1954, comme un cadeau d'amitié, l'URSS avait cédé ce territoire à l'Ukraine lors du 300e anniversaire de l'unification de leurs deux pays. «À la limite, souligne le professeur, si Poutine agit comme Milosevic, il cherchera à annexer la Crimée en disant: “De toute façon, ce territoire est à nous, on vous l'a donné en 1954”. Et tout cela pourrait se conclure sans une guerre. Bref, la clé de voûte de l'intégrité territoriale de l'Ukraine n'est pas à Kiev, mais bien à Moscou.»