
Figurez-vous qu’en 2006, le Centre d'études canadiennes de l'Université de Bordeaux 3 (France) a organisé pas moins de deux jours de colloque autour de ce seul thème: «Le pont, une métaphore du lien». Il ne s’agissait pas de travaux publics, mais de littérature comme le mot «métaphore» permettait de le soupçonner. Bon, eh bien voilà les amis, le pont vu comme lien: vous avez 20 minutes pour vous exprimer, bonne chance et bon courage. Pour mettre les contributeurs sur la voie, les organisateurs du colloque avaient consenti à donner cette maigre indication: «Au propre comme au figuré, le pont domine, écrasant de sa hauteur l'horizontalité du fleuve, tandis que la pérennité qu'il affiche rend plus instable encore la transitivité d'une eau dans laquelle nul ne se baigne deux fois».
Après avoir lu ça, il est certain qu’on ne regarde jamais plus un pont de la même manière. Mais de quel genre de communications cette sibylline invitation a-t-elle bien pu accoucher? Eh bien, sachez que Claude Gonthier, du Cégep Saint-Laurent, est venu discourir sur «Frontière socio-économique et lien moral: le pont dans L'argent est odeur de nuit de Jean Filiatrault». Que Marie-Lyne Piccione, de l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, s’est alarmée de «L'inquiétante duplicité du pont dans la fiction québécoise». Et que Joachim Bouflet, de Bordeaux 3 également, a eu cette terrible révélation: «Le Pont mystique, ou les mariophanies sous les arches».
Supposons maintenant que vous ouvriez la revue Evolution and Human Behavior à la page 443 du 6e numéro du volume 23: vous tomberiez sur une autre extravagance, titrée celle-là «Intérêt masculin pour les indices visuels de risque de compétition spermatique». L’intitulé apparaît à la fois follement exotique et légèrement familier. Mais qu’est-ce donc qu’une «compétition spermatique»? Un concours de masturbation? Une course de spermatozoïdes? Une nouvelle épreuve aux Jeux olympiques d’hiver? Non, non et non: une compétition spermatique est une situation où madame est seule tandis que plusieurs hommes tentent de lui faire sa fête. Et que les meilleurs gagnent! C’était, paraît-il, un cas de figure assez courant à l’époque des cavernes et des peaux de bêtes. Les hommes qui s'en sortaient le mieux, et donc qui se reproduisaient le plus, étaient ceux que cette situation (plusieurs mâles s’activant autour de la même femelle) excitait le plus. D'où une sélection génétique de ce type de profil au fil des âges, nous suggèrent la théorie de l'évolution et le signataire de l’article. Les hommes auraient ainsi gardé, jusqu’à notre époque moderne, un goût particulier pour ce genre de scènes.
C’est du moins l’hypothèse qu’a essayé de valider l’auteur – le psychologue Nicholas Pound – avec une méthode plutôt originale: il a ratissé les sites pornos de la planète entière pour y recenser les images mettant en scène une femme avec plusieurs hommes, puis celles réunissant un homme avec plusieurs femmes. Résultat de cette recherche de haut niveau, menée à l’Université McMaster (Ontario): le premier type d’images est beaucoup plus courant que le second. Bingo! Ce qui, corollairement, tend à indiquer que les concepteurs de ces sites sont influencés, à leur insu, par des pratiques vieilles de plusieurs dizaines de milliers d’années!
Lors d’un colloque pluridisciplinaire, un exposé sur la «compétition spermatique» aurait sans doute plus de chances de tenir les auditeurs en éveil qu’un long développement métaphorique sur les ponts, surtout si les intervenants appuyaient leurs discours de quelques diapositives. Mais nous parlons ici un peu légèrement puisque notre affirmation ne repose, pour l’heure, sur aucune donnée concrète. Il faudrait monter une expérience vraiment scientifique. Par exemple, un groupe de volontaires se verrait projeter, juste après déjeuner, une série de diapositives de ponts et l’on compterait, au bout d’une heure, le nombre de gens endormis. Il serait prudent de prévoir des civières pour évacuer les cas les plus graves. Un «groupe témoin» aurait droit, lui, à une sélection d’images de partouzes scientifiquement sélectionnées. Un discret service d’ordre veillerait à ce qu’il n’y ait aucun débordement dans la salle. Puis, nouveau comptage.
À l’issue de cette expérience (pourquoi pas ici, à Québec?), il serait établi de manière irréfutable que la psychologie évolutionniste est plus passionnante que la recherche en littérature. Ou l’inverse, peut-être.
Ensuite, on essaierait de départager la mécanique quantique et l’anthropologie psychanalytique, avec ou sans diapos.
Ingénieur défroqué, Édouard Launet s’est d’abord fait un nom comme journaliste scientifique. Il a publié au Seuil quatre recueils humoristiques sur la «science champagne», celle qui fait tourner la tête et réjouit le cœur, dont Au fond au labo à gauche, en 2004. Il couvre aujourd’hui la culture pour Libération.