
Le premier ministre Mark Carney lors du rassemblement de la victoire, le 28 avril
— Parti libéral du Canada
Le 28 avril, le Parti libéral du Canada (PLC) et le Parti conservateur du Canada (PCC) ont attiré, à eux seuls, quelque 85% de l'électorat et se sont partagé presque également le vote populaire de cette immense portion de la population. Malgré ce partage, le PLC ressort gagnant du scrutin avec une vingtaine de députées et députés de plus que le PCC, ce qui n'est toutefois pas suffisant pour atteindre la majorité absolue. De leur côté, le Bloc québécois (BQ) et le Nouveau Parti démocratique (NPD), qui ont tous deux perdu plusieurs sièges dans cette polarisation du vote, ne sont pas entièrement perdants puisqu'ils pourront être appelés, l'un ou l'autre, à exercer la balance du pouvoir. Le professeur Eric Montigny, du Département de science politique, donne son avis sur les défis du prochain gouvernement canadien et sur ce que met en lumière le résultat du vote.
Quels engagements ou quelles actions le premier ministre Mark Carney devra-t-il prochainement privilégier pour gouverner ce pays divisé?
La première tâche du premier ministre sera de remanier son gouvernement en fonction des nouveaux élus. Il doit veiller aux équilibres régionaux et s'assurer de choisir des élus capables de composer avec un statut minoritaire. La deuxième tâche sera de planifier les grandes orientations qu'il voudra mettre de l'avant dans son discours du Trône. Bien sûr, il y présentera des engagements pris durant la campagne, mais il devra aussi tenir compte du contexte minoritaire et tendre la main aux partis d'opposition, notamment en insistant sur des éléments qui peuvent faire consensus avec les conservateurs, comme l'abolition de la taxe sur le carbone et la construction de pipelines. Pour la balance du pouvoir, ce sera autre chose. Comme il y a deux partis avec qui il peut s'entendre, il pourra gouverner comme Stephen Harper en 2008 en négociant les projets à la pièce. Ce sera intéressant de voir comment le gouvernement Carney naviguera dans ce contexte.
Dans les discussions tenues entre Mark Carney et Donald Trump pendant la campagne électorale, il a été convenu qu'au lendemain de l'élection, un agenda de négociations serait établi en vue du renouvellement de l'accord de libre-échange avec les États-Unis et le Mexique. Cet engagement devrait rapidement arriver sur l'écran radar du premier ministre, qui devra encore tendre la main aux partis d'opposition en vue de ces pourparlers. Et finalement, il sera appelé à dresser un budget qui devra avoir l'assentiment d'au moins un parti d'opposition pour être adopté.
Le Québec a élu 44 candidates et candidats du Parti libéral du Canada, ce qui a grandement contribué à sa prise du pouvoir. Grâce aux 22 députées et députés du Bloc québécois, la province détient aussi, en partie, la balance du pouvoir. L'Ouest, de son côté, risque de réagir très négativement à la défaite des conservateurs. Mark Carney devra-t-il plaire aux uns et aux autres? Comment réussira-t-il ce pari?
Jusqu'à maintenant, Mark Carney n'a pas pris d'engagements particuliers pour le Québec et ça ne l'a pas empêché d'augmenter son nombre de sièges dans la province. La prise en compte des intérêts du Québec dépendra donc beaucoup de la dynamique politique qu'il mettra en place avec le Bloc québécois. Il y aura peut-être rapidement de premiers tests. L'Assemblée nationale a récemment voté une motion unanime pour obtenir plus de pouvoir dans la nomination des juges fédéraux au Québec. On verra si le premier ministre est prêt à entreprendre des négociations sur ce mode de nomination. La province a aussi des demandes en matière d'immigration, notamment en lien avec le poids des réfugiés temporaires. On verra encore si le premier ministre sera à l'écoute.
Il ne faut pas oublier que Mark Carney est originaire de l'Ouest du pays et qu'il connaît bien cette région, une région qui sera frustrée de voir les libéraux reportés au pouvoir, pour un quatrième mandat de suite, par le Canada central et maritime. Le premier ministre doit être réjoui d'avoir un député en Saskatchewan. Pour les Prairies, l'un des premiers tests sera la présence de représentants de l'Ouest au Conseil des ministres. Le deuxième test sera l'engagement en faveur de la construction de pipelines. Pour que l'Ouest se sente interpellé, Mark Carney devra montrer de l'ouverture pour ce projet dès le discours du Trône.
Selon vous, que nous dit le résultat de cette élection sur la politique et la société canadiennes?
Tout d'abord, cette élection indique clairement qu'à l'avenir, les médias devront faire attention dans leur couverture des agrégateurs de sondages. On devra voir les projections de sièges comme quelque chose d'un peu plus ludique et traiter les prévisions avec plus de prudence. Jean-Marc Léger a admis qu'il est difficile pour les sondeurs de bien mesurer les intentions de vote chez les conservateurs.
Un deuxième constat est le rajeunissement de l'électorat conservateur. En 2015, quand Justin Trudeau avait été porté au pouvoir, on avait noté une grande participation des jeunes. Aujourd'hui, les jeunes électeurs semblent beaucoup moins monolithiques qu'à l'époque et une bonne partie de la jeunesse a voté pour le Parti conservateur.
Si les jeunes sont moins monolithiques, l'électorat, lui, semble pris dans un clivage. Le multipartisme vit actuellement des moments difficiles. Le politologue Vincent Lemieux disait qu'on évalue les évolutions d'un système partisan par son niveau d'ouverture ou de fermeture au multipartisme. On vient d'assister à un resserrement du système partisan. On n'avait pas vu une telle polarisation du vote entre deux partis depuis les années 1950. Oui, Donald Trump a contribué à cette polarisation, mais il y a quand même une tendance sous-jacente, qui explique, entre autres, la désaffection à l'égard du NPD. D'ailleurs, les électeurs néodémocrates des élections précédentes n'ont pas tous délaissé leur parti en réaction au président américain. Ils n'ont pas tous appuyé Mark Carney pour bloquer la voie à Pierre Poilievre. Au contraire, plusieurs sont passés dans le camp conservateur. C'était notamment une nouveauté pour les conservateurs dans cette campagne de viser l'électorat néodémocrate en appelant au vote les classes ouvrières.
Propos recueillis par Manon Plante