Vols magiques dans les airs à califourchon sur un balai, messes noires la nuit sur le sommet des montagnes en présence du diable, rapports charnels avec ce dernier aux mêmes endroits, pactes avec lui afin d’exercer une action néfaste sur un être humain, des animaux ou des plantes, sacrifices rituels de jeunes enfants: voilà autant d’idées fortes et de fantasmes extrêmes associés à la sorcellerie entre les 15e et 17e siècles en Europe.
Le 24 janvier au Morrin Centre de Québec, l’Institut d’études anciennes et médiévales de l’Université Laval a donné le coup d’envoi d’un programme de conférences grand public avec une présentation du professeur Didier Méhu, du Département des sciences historiques et directeur de l’Institut, sur le thème «Le diable et la sorcière: une invention médiévale?».
«Pourquoi la sorcellerie? demande-t-il. Depuis une vingtaine d’années, de très importants travaux de recherche ont permis de renouveler complètement les connaissances de l’histoire de la sorcellerie au Moyen Âge. Le mérite en revient particulièrement aux professeurs d’histoire de l’Université de Lausanne, en Suisse. Dans ma présentation, j’ai expliqué pourquoi, à partir du 15e siècle, la lutte contre la sorcellerie s’est développée en Europe et quels sont les ressorts historiques, juridiques et politiques qui sous-tendent ce développement.»
Selon lui, les chercheurs de l’Université de Lausanne ont parfaitement démontré la genèse progressive du mythe de la sorcellerie démoniaque. «Avant cette époque, rappelle le conférencier, il y avait des procès contre des sorciers et des sorcières. Ils étaient pourchassés comme faisant des maléfices, jetant des sorts ou, de par le fait qu’ils étaient hérétiques, comme les cathares au 13e siècle. À compter du 15e siècle, c’est autre chose. Les sorciers et les sorcières sont considérés comme des associés du diable, car ils pratiquent une sorcellerie considérée comme démoniaque. À la base de ces activités se trouve le mythe de l’assemblée nocturne du sabbat. Ce mot caractérise les rencontres avec le diable qu’auraient faites les sorciers et les sorcières la nuit dans des lieux isolés. Ils lui auraient rendu hommage, prêté serment et eu des relations sexuelles avec lui.»
Les recherches les plus récentes situent dans les années 1430 l’apparition des premiers traités théoriques de démonologie. «Toute la machine juridique s’emballe, alors que ces textes, rédigés par des juges et des théologiens, contiennent des descriptions de cérémonies de sorcellerie», indique le professeur. Dans la décennie suivante ont lieu les premiers procès. «Des dizaines de traités de démonologie ont été écrits en plus de 200 ans, des milliers de procès ont eu lieu, explique-t-il. Cette sorcellerie démoniaque a engendré de terribles persécutions. Des hommes et des femmes avouent être allés au sabbat, avoir copulé avec le diable, avoir sacrifié et mangé de petits enfants qu’ils volaient dans les chaumières.»
Le professeur Méhu établit une distinction entre les aspects plausibles et les aspects impossibles liés au sabbat. Selon lui, que des hommes et des femmes se réunissent la nuit sur une montagne pour faire des messes noires est absolument plausible. Que ce soit une sorte de secte qui s’oppose à l’Église, c’est plausible également. Qu’il y ait eu des rapts d’enfants, c’est possible. «En revanche, poursuit-il, que ces gens-là s’envolent dans les airs et qu’ils copulent avec le diable n’est pas rationnel. Le problème est dans la construction de cet imaginaire. Comment en est-on arrivés à créer ça et comment l’a-t-on fait pour que ce soit partagé par tout le monde?»
Le diable, bien présent et depuis fort longtemps
L’idée qu’il existe des sectes destructrices, des groupes de femmes et d’hommes ennemis de l’Église catholique qui défendent des croyances contraires au dogme, qui complotent et qui se réunissent en secret, ne date pas d’hier. Le conférencier fait remonter l’existence de ces sectes au 12e siècle en ciblant les hérétiques. «Ce n’est pas par hasard, soutient-il. C’est le moment où l’Église est devenue une institution puissante. Ses penseurs construisent alors l’idée d’un corps unique, celui de l’Église, qui doit être défendu.»
Autre facteur: aux alentours de 1300, alors que naissent les États, les rois reprennent cette même idée d’un corps pour construire le corps politique dont font partie tous les citoyens. Or, ce corps politique a ses ennemis. Ainsi débutèrent les procès politiques. Le tout premier, en 1307, visait les Templiers, un ordre religieux et militaire. L’opération, menée par le roi de France, visait à supprimer un certain nombre de personnes jugées ennemies de l’État. Dans ce procès, on trouve pour la première fois l’idée que ces gens sont liés par un pacte avec le diable. Des dizaines de procès politiques, un peu sur le même modèle et menés par les tribunaux royaux, eurent lieu dans toute l’Europe par la suite.
«En 1320, raconte Didier Méhu, le pape Jean XXII s’empare du dossier et organise une consultation auprès des plus grands théologiens. Dans un grand débat intellectuel, les participants réfléchissent à la notion de pacte avec le diable. Ils admettent que ce phénomène existe depuis longtemps et ils décident d’en changer la nature. Auparavant, de tels pactes étaient dits faibles. Le coupable n’avait qu’à prier la Vierge, qui intervenait, ce qui annulait le pacte. Le nouveau pacte est fort. Il repose sur la volonté de la personne, et non sur sa faiblesse, et il est irrémissible. Vous n’êtes plus victime, vous êtes un ennemi volontaire de l’Église, un agent du diable. Vous commettez une hérésie. Si vous avez fait un pacte, vous êtes contre le Christ.»
La sorcellerie démoniaque se développe à une époque trouble de l’histoire européenne. Le 14e siècle est une période de guerre intense, de conflits très forts au sein de l’Église, une période qui voit la montée de l’irrationnalisme. La grande peste tue environ 40% de la population d’Europe. L’Église, de son côté, cherche des coupables et commence à stigmatiser les juifs, les lépreux et les sorcières.
«Il ne faut jamais oublier que, pendant les siècles de sorcellerie démoniaque, il y a toujours eu des gens qui ont dit et écrit que ces histoires étaient du n’importe quoi, du fantasme, affirme le professeur. Des théologiens se sont opposés en disant qu’un être humain ne peut pas s’envoler dans les airs. Ce n’est pas possible. Toute une partie de ce phénomène est de l’imaginaire. Il y a toujours eu des débats, des discussions, des controverses.»