20 juin 2022
Avec l’OTAN, à quelques centaines de kilomètres du front
Journaliste pigiste spécialisé dans les questions militaires, Jordan Proust a passé une semaine en Roumanie, à proximité de l’Ukraine, parmi des soldats français membres d’une unité multinationale de la Force de réaction rapide de l’OTAN
L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe a débuté le 24 février dernier. Début mars, des unités de la Force de réaction rapide de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) sont arrivées en Roumanie, pays limitrophe de l’Ukraine, dans le but de renforcer le système défensif de l’OTAN en Europe de l’Est. Fin avril, deux journalistes français, le pigiste spécialisé dans les questions militaires, auteur, doctorant et chargé de cours à l’Université Laval Jordan Proust, et un confrère du quotidien Le Télégramme, sont arrivés à leur tour en Roumanie, sur la base militaire de Cincu située à 300 kilomètres de la frontière ukrainienne.
«Nous avons été intégrés aux forces armées françaises à l’intérieur d’une unité multinationale de la Force de réaction rapide de l’OTAN», raconte celui qui est également un influenceur dans le monde militaire et que suit une communauté de 130 000 abonnés. «Les soldats français sont environ 500 sur la base de Cincu, poursuit-il. Dans six mois, ils seront 1000. Après, il y en aura encore plus. Les troupes de l’OTAN dans ce pays dépasseront sûrement les 10 000 soldats étrangers. Et ces forces vont rester. La présence de l’OTAN n’est pas juste une réponse aujourd’hui à l’agression russe. La menace russe est constante. L’OTAN a décidé de maintenir pour plusieurs années des bataillons à cet endroit.»
Au fil des ans, Jordan Proust a travaillé assez souvent avec l’armée française. «Mais, dit-il, c’était la première fois que je partais sur un terrain aussi chaud.»
Avec son confrère du Télégramme, il a couvert les manœuvres et les entraînements des forces françaises, polonaises et roumaines présentes à la base de Cincu. Les unités françaises appartiennent à deux régiments, le 126ᵉ d’infanterie et le 93ᵉ d’artillerie de montagne. Les troupes des trois armées travaillaient ensemble dans le but d’augmenter leur interopérabilité à côté les unes des autres, en utilisant le même type de munitions.
Même s’ils sont quelque peu éloignés du front, les militaires de l’OTAN se sentent directement concernés par l’actualité. «Lorsque je suis arrivé sur place, souligne le journaliste pigiste, l’Ukraine résistait même bien, mais on craignait un effondrement du front. S’il y a effondrement, les armées du dispositif de l’OTAN, comme la française, la polonaise et la roumaine, deviennent la ligne de front en fait.»
Celui-ci insiste sur le haut niveau de préparation des soldats français. «L’armée française est une armée de premier ordre et les deux régiments présents sur le terrain sont parmi les meilleurs de l’armée dans leur spécialité, indique-t-il. Je pense que 99% des militaires français que j’ai croisés ont déjà été au combat. Pas un qui n’ait fait une opération extérieure. Ils ont combattu notamment au Sahel contre les groupes islamistes radicaux. Je n’ai pas vu un seul soldat français de 19 ans. Ils avaient entre 25 et 30 ans et étaient vraiment compétents.»
Selon lui, lorsque le gouvernement français envoie en mission des unités prêtes au combat, déjà rodées, avec du matériel et des munitions en grande quantité, il envoie un message clair à l’adversaire. «Ce message, poursuit-il, est simple dans le cas de l’Ukraine. Si la Russie vient jusqu’à la frontière roumaine, elle se heurtera à une forte résistance. L’OTAN est prête à combattre et a de l’armement de pointe supérieur à ce que l’Ukraine a dans son dispositif.»
Une grande liberté de mouvement
Durant leur séjour, les deux journalistes français ont joui d’une grande liberté de mouvement. On les a autorisés à monter à bord de véhicules blindés, à filmer des exercices et à faire des entrevues. En une occasion toutefois, la censure militaire a sévi. On a demandé à Jordan Proust de ne pas diffuser sur les réseaux sociaux la vidéo qu’il avait tournée sur un nouveau missile qui avait mal fonctionné. «J’ai accepté une certaine censure numérique, explique-t-il, mais j’ai bien précisé que cette information serait rendue publique dans mes article, ce que l’armée française a accepté.»
Celui-ci a pris environ 800 photos en une semaine tout en produisant 11 articles pour trois magazines spécialisés: Batailles & Blindés, Ligne de Front et Opérations Spéciales. «Avec mon camarade, raconte-t-il, j’ai assisté à de grands exercices impliquant les trois armées et engageant plusieurs centaines de soldats. Il n’y a pas eu de censure sur les photos. On m’a dit: "Tout ce que tu as sous les yeux, tu peux le photographier."»
Le journaliste pigiste a interviewé des officiers supérieurs, des officiers subalternes et des sous-officiers, de même que de simples soldats. Presque tous étaient de nationalité française, polonaise ou roumaine. «Quand on croisait les Polonais ou les Roumains sur la base, précise-t-il, on ne leur parlait pas spécialement. Quand il y avait un exercice sur le terrain, on pouvait aller leur parler comme on voulait. C’était parfois un petit peu problématique, car ils n’avaient pas tous le même niveau d’anglais.»
Ses questions touchaient à la vie professionnelle des militaires, certes, mais aussi à leur vie privée. «Je mets toujours beaucoup d’humain dans mes articles, indique-t-il. Du contexte et l’humain derrière l’uniforme. Raconter l’Histoire par l’histoire personnelle des militaires sur place. Globalement, on m’a dit des choses intéressantes qui allaient plus loin que les déclarations officielles. J’ai obtenu des informations plus précises, plus pertinentes. Pas de secret sur la défense rompu, mais des choses pas forcément connues par le grand public.»
Ce dernier a notamment eu des détails sur le départ un peu précipité pour la Roumanie des troupes françaises, qui n’étaient pas toutes rassemblées sur leur lieu de casernement. Certains lui ont parlé de leur parcours dans l’armée et de leur vision des opérations extérieures.
«On m’a parlé souvent de l’envie de combattre, mais également de faire les choses justes, de protéger ceux qui sont attaqués, poursuit-il. De faire son travail bien. Ils ne veulent pas la guerre pour faire la guerre. Ils veulent donner un sens à leur engagement.»
Il dit avoir été impressionné par l’armement des contingents polonais et roumain. «Ce ne sont plus les armées de la fin des années 1980 avec la chute de l’URSS, dit-il. Elles ont du matériel quasi équivalent à celui des Européens de l’Ouest.»
Un passionné de la chose militaire
Dire que Jordan Proust est un passionné de la chose militaire serait un euphémisme. Son grand intérêt pour cette réalité remonte à son enfance. «À la base, raconte-t-il, c’est venu avec mon grand-père qui a fait la guerre d’Algérie. J’étais tout petit, il n’en parlait pas, mais il y avait toujours chez lui des photos de cette époque et une ou deux médailles qui traînaient. Je m’intéresse à ce domaine depuis plus de 15 ans. J’ai publié des ouvrages historiques. Je suis professionnellement engagé dans la thématique militaire depuis 2015 et ma maîtrise en journalisme international.»
À l’Université Laval, son sujet de thèse porte, sans surprise, sur l’intégration des journalistes au sein d’unités militaires lors de conflits (embedded journalism) et sur les manières d’encadrement de la structure militaire. «Lorsqu’il y a conflit et que des journalistes veulent se rendre sur place, explique-t-il, les forces armées leur proposent d’intégrer l’unité, de rester avec elle. Mon sujet porte sur la marge de manœuvre de ces journalistes: sont-ils indépendants? Sont-ils autonomes? Peuvent-ils écrire sur tout, quand ils veulent, où ils veulent?»
Avant l’entrevue avec ULaval nouvelles, Jordan Proust a passé dix jours en Normandie à couvrir les commémorations soulignant le débarquement du 6 juin 1944. «Chaque fois que je pars, dit-il, j’y vais comme journaliste pigiste et comme influenceur pour des médias spécialisés qui me demandent des photos, des vidéos ou des articles. C’est hybride.»
Comme chargé de cours, celui-ci donnera à partir de septembre prochain un cours d’initiation au journalisme écrit, dont une partie portera sur le journalisme de guerre en temps de crise. Dans ce contexte, il organisera un atelier sur le journalisme de guerre dans lequel les étudiants pourront échanger avec un journaliste qui a couvert le conflit en Ukraine. Quelques spécialistes de l’encadrement militaire seront sur place, notamment le brigadier-général à la retraite des Forces armées canadiennes Richard Giguère. Celui-ci est expert en résidence à l’École supérieure d’études internationales de l’Université Laval.
.Visionner une vidéo tournée en Roumanie.
Lire un article de Jordan Proust.