12 novembre 2021
Hommes politiques mais aussi hommes de lettres
Le récent essai de Jonathan Livernois offre une perspective inédite sur l’évolution intellectuelle de la société québécoise grâce à une analyse croisée de l’histoire littéraire et de l’histoire parlementaire
Le 25 novembre 2020, à un mois de Noël, le premier ministre François Legault a participé à une présentation en direct de l’Association des libraires du Québec au cours de laquelle il a fait 10 suggestions de lecture parmi ses ouvrages préférés. Parmi eux: La promesse de l’aube (Romain Gary), Traverser la nuit (Marie Laberge), Les filles de Caleb (Arlette Cousture), L’énigme du retour (Dany Laferrière) et Ta mort à moi (David Goudreault). Grand lecteur devant l’Éternel, le premier ministre a vanté les bienfaits de la lecture comme activité de détente et comme moyen d’ouverture sur le monde.
Jonathan Livernois est professeur d’histoire littéraire et intellectuelle au Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval. Selon lui, cet intérêt des politiciens pour la littérature ne date pas d’hier. Il remonterait même au 18e siècle. «Jusqu’à l’élection du premier gouvernement de Maurice Duplessis en 1936, explique-t-il, les hommes politiques du Québec – qu’ils aient été députés, ministres ou premiers ministres – ont utilisé la littérature. Pendant deux siècles, ils se sont présentés comme des gens de culture, souvent même comme des littérateurs. C’est un peu comme si leur capital culturel, plus ou moins important selon les cas, pouvait se transformer en capital politique.»
Depuis un certain nombre d’années, le professeur Livernois s’intéresse dans ses travaux de recherche à la représentation de la littérature dans le champ politique québécois. Il y a quelques semaines, il publiait aux Éditions du Boréal un volumineux essai de 354 pages sur le sujet intitulé Entre deux feux, sous-titré Parlementarisme et lettres au Québec (1763-1936).
Le professeur rappelle qu’au 19e siècle il était courant de voir un homme politique poser devant sa bibliothèque personnelle. Selon lui, l’image que l’on projette associe l’homme de lettres à l'homme d'État. «Le livre, dit-il, permet de rehausser l’image du politicien. Dans le public, on aime l’idée du politicien lettré, un homme cultivé dont les connaissances permettent une meilleure compréhension du monde.»
Papineau, Fréchette, Chauveau, Beaugrand, Mercier
Si plusieurs hommes politiques ont une culture livresque, certains vont plus loin et se commettent comme auteurs. On peut mentionner, dans la première catégorie, Louis-Joseph Papineau. Cet avocat fut député durant 28 ans et président de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada durant 22 ans. Dès 1815, il est à la tête du Parti canadien. Dans ses temps libres, l’homme politique lit des auteurs anciens comme Sénèque, Homère et Cicéron, ou des plus récents comme Voltaire et Molière. Ces auteurs influenceront le contenu de ses textes et discours. Sur une toile du peintre Antoine Plamondon, ce parfait lettré est représenté entouré de livres, entre autres des ouvrages de Démosthène, Aristote, Montesquieu et Jefferson.
Au 19e siècle, les textes et discours des hommes politiques lettrés contiennent fréquemment des allusions aux personnages de la mythologie grecque et romaine. Des auteurs comme l’écrivain Virgile et le poète Horace sont souvent cités. Les auteurs français sont également présents, notamment ceux du Grand Siècle, tels Racine et Boileau, ou les premiers romantiques comme Lamartine.
Dans son ouvrage, Jonathan Livernois qualifie Papineau de bon orateur mais de mauvais écrivain. Il cite un extrait tiré du deuxième tome du collectif La Vie littéraire au Québec paru en 1992 où l’on reconnaît, dès les premières pages, un statut d’écrivain à l’homme politique, mais où l’on précise aussi que Papineau, «malgré toute son information, ne s’affirme pas comme penseur original dans ses écrits. Il devait exceller dans l’improvisation, dans les réparties à brûle-pourpoint, dans les joutes oratoires, mais pas devant la feuille blanche. […] Au cours de sa longue retraite, Papineau aurait pu, à l’instar de Cicéron, retravailler ses discours pour en faire de véritables œuvres littéraires. Mais l’homme politique, semble-t-il, ne tient pas à entrer dans l’histoire en tant qu’écrivain. Aussi ne révise-t-il pas non plus sa correspondance».
En contrepartie, accoler le titre d’écrivain à des hommes politiques tels que Louis Fréchette, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau et Honoré Beaugrand allait de soi.
Le premier, un avocat puis un journaliste, a laissé des poèmes, des contes et nouvelles, des pièces de théâtre, ainsi que des pamphlets, des chroniques historiques et des mémoires. Il sera député libéral fédéral de 1874 à 1878. En 1887, il publie La Légende d'un peuple, un poème épique sur les héros de l’histoire du Québec.
Le deuxième, moins prolifique, a écrit un roman, Charles Guérin: roman de mœurs canadiennes. Il est aussi l’auteur d’une biographie et d’un essai. En 1867, cet avocat est devenu le premier premier ministre du Québec au sein de la naissante Confédération du Canada. Il le restera jusqu’en 1873.
Quant au troisième, un journaliste, il a occupé la fonction de maire de Montréal de 1885 à 1887. Il est l’auteur d’un recueil de contes, La Chasse-galerie, de conférences et de récits de voyage.
En 1889 a lieu l’Exposition universelle de Paris. À cette occasion, Honoré Mercier, premier ministre du Québec depuis deux ans, rédige et publie un essai intitulé Esquisse générale de la province de Québec. Sur 64 pages, l’auteur dresse un portrait historique, économique et social de ce territoire. «On voit la qualité littéraire du texte», soutient le professeur Livernois. Voici un extrait de la conclusion:
«Si incomplète qu’elle soit, cette esquisse fait voir clairement le brillant avenir réservé à notre province et à la race française, race qui constitue plus des trois quarts de la population. L’étendue et la richesse de notre territoire, notre incomparable position géographique, notre grande voie du Saint-Laurent, notre magnifique réseau de chemins de fer, nos universités, nos collèges, nos couvents et nos écoles publiques, nos nombreuses institutions de bienfaisance, nos institutions politiques, la parfaite harmonie qui règne entre tous les groupes nationaux formant notre population — enfin tous ces bienfaits et ces avantages feront que, dans un avenir assez rapproché, notre province offrira le spectacle d’un grand peuple riche, heureux, prospère.»
La politique, ensuite les lettres, ou vice-versa?
En introduction de son ouvrage, Jonathan Livernois explique ses intentions.
«Il s’agira, écrit-il, de découvrir les hommes politiques non seulement selon leurs liens avec les institutions littéraires de leur époque (maisons d’enseignement, bibliothèques, éditeurs, imprimeurs, critiques, sociétés littéraires, manuels d’histoire littéraire, etc.), mais aussi tels des lettrés, détenteurs ou dépositaires d’un capital culturel. Pour le dire simplement, quelle est cette image étonnante, pour nous aujourd’hui, de l’homme politique doublé d’un homme de lettres? Quel est cet esprit qui animait encore Honoré Mercier, à telle enseigne qu’il parlait en 1889 de son succès “dans la politique, dans la littérature”?»
Selon lui, les questions sont nombreuses en ce qui a trait à cette image de l’homme de lettres doublé d’un homme politique.
«Déjà, écrit-il, qu’est-ce qui vient en premier, la politique ou les lettres? Comment ces hommes ont-ils assumé cette double fonction? À la fois comme une nécessité, sans doute, et comme un handicap, peut-être. Comment et pendant combien de temps ont-ils pu transformer leur capital culturel en capital politique ou, à l’inverse, stigmatiser l’inculture et la maladresse littéraires de l’adversaire pour mieux l’attaquer politiquement? Comment la formation classique a-t-elle influé sur la façon de faire de la politique et, surtout, de la littérature?»
Pour revenir à Honoré Mercier, celui-ci se donne à voir en homme de lettres. «C’est un bibliophile, à la manière du premier ministre du Québec, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau», souligne le professeur. Ce dernier cite l’historien Gilles Gallichan qui rappelle que: «Louis Fréchette ne dédaigne pas bouquiner chez son ami Mercier. Il apprécie en particulier sa collection de classiques latins et surtout sa Grande Encyclopédie du 19e siècle. Quelques informations indiquent que la bibliothèque de Mercier est celle de l’honnête homme de son temps. On y retrouve du Montesquieu, vraisemblablement beaucoup d’ouvrages littéraires, des livres de droit, d’autres sur des sujets à la mode et des titres québécois.»
L’auteur montre que l’image de l’homme de lettres/homme d’État commence à se déliter au début du 20e siècle. La référence littéraire s’étiole. Les politiciens, eux, se professionnalisent. «La crise économique de 1929 change la donne», affirme Jonathan Livernois. Mais la littérature, ou ses grands récits, on peut penser au roman du terroir Maria Chapdelaine, demeure une arme politique subrepticement redoutable.
Une recherche considérable
Un travail de recherche considérable est à la base du livre Entre deux feux. Le professeur et ses assistants de recherche ont pu bénéficier d’un accès sans restriction aux collections de la Bibliothèque de l'Assemblée nationale du Québec. «Nous avons dépouillé toutes sortes de documents à cet endroit, notamment les comptes publics, explique-t-il. Cela nous a permis de voir quels livres le gouvernement avait achetés au fil des ans pour sa Bibliothèque. Nous avons aussi consulté la reconstitution des débats couvrant la période de 1867 aux années 2000. Ces débats ont été reconstitués entre autres à partir de comptes rendus des journaux.»
L’équipe de recherche s’est également tournée vers Bibliothèque et Archives nationales du Québec, les bibliothèques universitaires ainsi que les collections privées. Des représentations picturales aux essais politiques, des discours politiques à la propagande électorale, des projets de loi aux journaux d’époque et programmes électoraux, les matériaux étudiés ont été nombreux.
Les chercheurs ont notamment découvert des traces de littérature dans des documents où on ne s’attendait pas à en trouver, notamment dans les monographies et rapports gouvernementaux.
Des élections de 1792 au Petit catéchisme des électeurs de 1935, en passant par les identités plurielles de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, les prétentions littéraires d’Honoré Mercier et le populisme de Camillien Houde, ce livre renouvelle la compréhension que nous avons de l’histoire intellectuelle, politique et littéraire du Québec.