«La doctrine de l’hygiène mentale était très populaire au sein des champs médicaux et politiques au Québec pendant l’entre-deux-guerres», dit Martin Pâquet, professeur au Département d’histoire, qui a écrit un article sur la question paru récemment dans The Canadian Historical Review, en collaboration avec Jérôme Boivin, étudiant à la maîtrise. «Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les tenants de cette doctrine – médecins, éducateurs - étaient animés de bonnes intentions, insiste Martin Pâquet. Ils trouvaient important de dépister les sujets que le système scolaire ne pouvait pleinement intégrer afin qu’ils puissent recevoir une éducation adaptée à leurs besoins.»
Au moment de leur promotion dans le Québec de l’entre-deux-guerres, les tests psychométriques détiennent déjà une notoriété internationale. Dès 1904, en France, le psychologue Alfred Binet élabore une série de petits tests destinés à tester les capacités de mémoire et d’expression orale des sujets. Aidé de son collègue Théodore Simon, il aménage une classification de ces tests visant à déterminer l’âge mental des individus. En 1908, le psychologue américain Henry H. Goddard adapte les tests Binet-Simon afin de classifier l’âge mental selon des catégories. Plus tard, un autre psychologue de l’Université Stanford en Californie, Lewis Madison Terman, remplace la mesure de l’âge mental par celle du quotient intellectuel, établissant la moyenne à 100. Par exemple, un individu dont le quotient intellectuel se situe entre 90 et 109 est considéré comme possédant une intelligence normale. On parle de lenteur intellectuelle de 80 à 89 et de cas frontière, de 70 à 79. Plus on descend dans l’échelle, plus le cas s’alourdit.
Une opération d’envergure
«Avec la Première Guerre mondiale, le recours aux tests psychométriques se répand rapidement, explique Martin Pâquet. Ces tests ne sont plus seulement administrés à des individus isolés mais à des groupes entiers, comme les régiments de l’armée américaine. Par l’aura de scientificité qui les entoure, par la magie du chiffre et de la quantification, ces tests deviennent des instruments de la gestion administrative et de la prise de décision politique.» Au Québec, les tests psychométriques vont envahir surtout le champ de l’éducation, avec l’approbation de l’Église catholique qui voit d’un bon œil cette volonté de contrer en quelque sorte la dégénérescence de la nation. Dans une opération d’envergure qui se déroulera de 1929 à 1934, la section d’hygiène mentale du Service de Santé de Montréal retiendra ainsi 14 760 élèves sur une population globale de 125 348 personnes. Cet échantillonnage cernera 10 catégories d’enfants suspects : ceux qui redoublent leur classe, les cinq derniers de chaque classe, ceux qui sont la risée des autres, ceux qui manquent la classe sans cause physique, les émotifs (pleurards, bègues, etc.), les convulsifs (épileptiques, hystériques), les pervers (brutaux, cruels), etc. Triés sur le volet, les élèves jugés normaux pourront ainsi parcourir le cycle de leurs études dans des classes ordinaires tandis que leurs compagnons moins doués intellectuellement seront relégués dans des classes spéciales.
«La doctrine de l’hygiène mentale accorde une grande place à l’intelligence comme fait de nature, alors que l’intelligence est avant tout une construction culturelle, explique Martin Pâquet. On peut être "intelligent" dans un milieu et ne pas l’être dans un autre selon qu’on possède certaines dispositions culturelles. Cela dit, les médecins, éducateurs et professeurs ayant utilisé les données des tests psychométriques pour quantifier l’intelligence et sélectionner les personnes ont vu là un moyen de contribuer à l’épanouissement de la société. Ce faisant, ils ont donné aux responsables politiques un outil "scientifique" pour les aider à prendre des décisions régissant le système scolaire et au-delà, la société toute entière.»