C’est cette réalité oubliée de l’adoption au Québec que révèle, entre autres choses, Virginie Fleury-Potvin, dans son mémoire de maîtrise dirigé par Johanne Daigle du Département d’histoire. Dans son étude, Virginie Fleury-Potvin se penche sur le phénomène de l’adoption des enfants illégitimes dans la ville de Québec de 1943 à 1964, et analyse les moyens mis de l’avant par la Sauvegarde de l’enfance de Québec afin de limiter le nombre de naissances hors mariage et de promouvoir l’adoption de ces enfants considérés comme «des enfants du péché» par l’Église catholique. C’est un prêtre aux idées plutôt avant-gardistes pour l’époque, l’abbé Victorin Germain, directeur de la Sauvegarde de l’enfance, qui tentera de persuader la population canadienne-française, par le biais de ses Chroniques de la Crèche publiées dans Le Soleil et L’Action catholique, que ces enfants ne sont pas ni attardés ni tarés, mais «des enfants comme les autres ayant droit à une famille et dont les défauts hérités de leurs parents naturels devraient être contrés par une bonne éducation».
Sans famille
«Conscient du grand pouvoir du clergé, note Virginie Fleury-Potvin, l’abbé Germain incitera les curés à mousser l’adoption auprès des fidèles lors du sermon dominical et leur demandera d’avoir pitié de ces enfants sans avenir parce que sans famille. Si certains prêtres acceptent de servir la cause, d’autres répugneront à faire la promotion de l’adoption, jugeant qu’ils encouragent ainsi implicitement les relations sexuelles hors mariage. Cela dit, les naissances illégitimes seront constamment en hausse au Québec à partir des années 1960. Les mentalités seront aussi tenaces: jusqu’à une certaine époque, les enfants adoptés seront longtemps considérés comme des petits bâtards qu’on ridiculise et qu’on pointe du doigt dans la cour de l’école.» Si la Sauvegarde de l’enfance réussit l’exploit de faire adopter un nombre record de 977 enfants en 1955, la quantité d’adoptions décroît lentement au début des années 1960 et connaît une baisse importante de 1967 à 1972. Non pas que les couples qui souhaitent adopter manquent, bien au contraire, mais de plus en plus de mères célibataires décident de garder leur bébé, le poids du jugement social sur leur condition et sur celle de leurs enfants s’atténuant avec les années.
Durant la période étudiée par Virginie Fleury-Potvin, les enfants qui courent le plus de chances d’être adoptés sont âgées de moins de six mois. Les petites filles ont la cote auprès des parents adoptifs, qui considèrent qu’une fille s’occupera davantage d’eux qu’un garçon lorsqu’ils auront vieilli. On considère qu’elle sera plus affectueuse, plus obéissante et donc plus facile à élever, explique la chercheuse. Et si jamais le couple adoptant finissait par procréer et avoir un garçon naturellement, la place ne serait pas «prise» par un autre. Mais le pire qui peut arriver à un enfant illégitime est de naître handicapé ou encore d’avoir les yeux en amande ou la peau foncée, rapporte Virginie Fleury-Potvin. Considérés comme handicapés, les enfants métissés ou nés de parents noirs ou asiatiques partent bons derniers dans la course à l’adoption. Dans cet esprit, leur adoption sera perçue comme des plus méritoires.