Lors de la reddition de Montréal en 1760, 2000 soldats français faisaient face au rouleau compresseur britannique fort de 17 000 hommes. Cette inégalité des forces en présence illustre ce que fut la guerre de Sept Ans en Amérique du Nord entre les deux grandes puissances européennes. D’une part, la Nouvelle-France, un immense territoire couvrant les deux tiers du continent nord-américain, n’était peuplée que d’environ 80 000 habitants. D’autre part, la Nouvelle-Angleterre et ses treize colonies situées sur la façade atlantique du continent comptaient alors quelque 1,6 million d’habitants.
«Durant cette guerre, explique le doctorant en histoire Joseph Gagné, le renseignement a permis aux Français de résister plus longtemps contre une armée beaucoup plus nombreuse et aux ressources plus abondantes. La France en Amérique se trouve finalement, métaphoriquement parlant, dans un match de boxe contre la Grande-Bretagne, un poids lourd. Comme un bon œil gardé sur l’opposant en tout temps, le renseignement permet à l’état-major d’esquiver le plus de coups possible de l’adversaire en attendant le son de la cloche. Mais entre-temps, comme un athlète qui se fatigue, il en est ainsi de la Nouvelle-France qui subit une guerre d’usure. Malgré ses nombreuses failles et faiblesses, le renseignement a servi à combler la différence entre les forces françaises et britanniques. Étant principalement utile à découvrir les intentions de l’adversaire, il a permis à l’armée française de mener sa défense sur une plus longue durée.»
Le vendredi 23 octobre, Joseph Gagné a fait la soutenance de sa thèse de doctorat. Une partie de sa recherche documentaire, il l’avait entreprise dès ses études de maîtrise en consultant les archives municipales de villes comme la Nouvelle-Orléans, Chicago et Détroit. L’étudiant a feuilleté les journaux tenus par le marquis de Montcalm et le chevalier de Lévis, ainsi que leur échange de courrier. Il a aussi consulté des journaux tenus par des officiers et des soldats français.
Un formidable géant, mais aux pieds d’argile
L’immensité du territoire, la géographie hostile, la rudesse du climat, l’absence de routes et la petitesse de la population: malgré de sévères handicaps, l’état-major français a multiplié les efforts pour obtenir et acheminer le renseignement durant la guerre de Sept Ans.
Selon le doctorant, le renseignement militaire français s’appuyait sur des structures de communication assez pauvres. «Elles dépendaient des déplacements en canot pour rejoindre chaque fort, souligne-t-il. Ce mode de transport sera toujours affecté par les changements de saisons. Les voyagements pouvaient prendre trois fois plus de temps à remonter un fleuve qu’à le descendre. La colonie ne bénéficiait pas, comme en France, de relais de poste pour l’acheminement du courrier. Il n'y avait rien de formel. On fonctionnait avec les moyens du bord. Ainsi, les officiers qui convoyaient des vivres de poste en poste transportaient-ils du courrier militaire. Le renseignement prenait aussi la forme de cartes géographiques. Pour espérer bien se battre, il faut bien connaître le terrain. En 1755, sachant que la guerre allait éclater, les Français ont produit plusieurs cartes du territoire.»
Dans sa thèse, Joseph Gagné montre que le renseignement militaire a joué un rôle de premier plan dans les actions victorieuses de l’armée française, notamment dans la vallée de l'Ohio à la bataille de la Monongahela et au lac George avec la prise du fort William Henry.
Sa recherche met en lumière deux aspects passés relativement sous silence par les historiens.
D’une part, il rappelle que la guerre de Sept Ans a touché la Louisiane, même si elle n’a été le terrain de batailles comme celles de la vallée du Saint-Laurent et de l’Acadie. «La Louisiane, explique-t-il, va participer à l’effort de guerre en fournissant des vivres et des hommes. Ces trois grandes colonies qu’étaient le Canada, l’Acadie et la Louisiane avaient des liens entre elles. La ville de Québec avait un droit de veto sur les grandes décisions militaires relatives aux trois territoires.»
D’autre part, les alliés autochtones ont joué un rôle non négligeable dans le conflit, non seulement en combattant régulièrement aux côtés des soldats français et des miliciens canadiens, mais en étant indissociables des opérations de renseignement en agissant bien souvent comme espions et observateurs, tout en ramenant des prisonniers du front.
Dans sa recherche, le doctorant nomme quelques guerriers autochtones alliés des Français. L’un d’eux, le chef népissingue Kisensik, est mentionné dans le journal de Louis-Antoine de Bougainville, aide de camp du brigadier-général Montcalm. En 1756, Kisensik est à la tête d’une avant-garde. L’année suivante, il assiste aux conseils de guerre des Premières Nations en préparation du siège du fort William Henry. En 1758, il capture des prisonniers au fort Carillon. Un autre guerrier renommé est Kanectagon. En 1757, ce guide iroquois intercepte le message entre le commandant du fort Edward et celui du fort William Henry, un moment décisif qui conduira à la prise de ce fort par les Français.
«Les Français dépendaient des renseignements militaires que pouvaient leur fournir leurs alliés autochtones, soutient Joseph Gagné. Cinq nations en particulier ont espionné les mouvements de l’armée britannique. Mais les textes anciens demeurent vagues sur les activités d’espionnage en général. Ce travail est basé sur le secret. On sent la présence des espions dans les archives, mais on les voit rarement. Montcalm, dans ses écrits, ne donne pas leur nombre. Il y fait allusion.»
Les prisonniers, une source de renseignement
Le renseignement provenait aussi de prisonniers capturés à la suite d’une bataille ou enlevés lors de raids aux abords de la frontière avec la Nouvelle-Angleterre.
«Ces raids frontaliers effectués par les alliés autochtones, dit-il, étaient la terreur des colons américains. Dans sa quête constante d’information, l’état-major français veut connaître le moindre changement dans les plans de l’ennemi. On veut aussi contre-vérifier l’information. Mais il y a un risque à garder un prisonnier dans son camp. Si celui-ci s’échappe ou s’il est échangé pour un prisonnier adverse, il racontera ce qu’il a observé durant sa détention. Un exemple notable est Robert Stobo, un officier écossais membre de la milice de Virginie fait prisonnier à Fort Duquesne et reconnu coupable d’espionnage, plus tard à Québec. Comme prisonnier, il a collecté des informations stratégiques sur cette région. Après s’être enfui, il rejoint l’armée britannique à Halifax. Il sera présent lors de la prise de Québec en 1759.»
Spécialiste de la guerre de Sept Ans, le doctorant poursuivra bientôt ses recherches au niveau postdoctoral à l’Université de Windsor, en Ontario. Sa bourse du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada lui permettra d’explorer la vie civile pendant le conflit, en particulier celle des femmes dans les camps de soldats, cuisinières, infirmières ou femmes de soldats.
En savoir davantage sur cette recherche