
Les scientifiques veulent publier dans les grandes revues internationales parce qu'elles sont prestigieuses, parce qu'elles ont un facteur d'impact élevé et parce qu'elles sont indexées par les grandes bases de données bibliographiques augmentant du coup la probabilité qu'une étude soit citée. Ces revues publient exclusivement en anglais.
— Université Laval, Yan Doublet
À peine 5% de la population mondiale a l'anglais pour langue maternelle et seulement 18% peut s'exprimer aisément dans cette langue. Et pourtant, au cours du dernier siècle, l'anglais s'est imposé comme langue commune pour les scientifiques des quatre coins de la planète.
«Il y a évidemment de grands avantages au fait que les scientifiques de partout dans le monde puissent communiquer entre eux. Par contre, la domination de l'anglais a aussi des effets négatifs dont les plus importants sont les iniquités à l'endroit des personnes dont la langue première n'est pas l'anglais», estime Lynne Bowker, professeure au Département de langues, linguistique et traduction de l'Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en traduction, technologies et société.
C'est cette prise de conscience qui a poussé la professeure Bowker et deux collègues finlandais à publier, dans la Revue canadienne des sciences de l'information et de la bibliothéconomie, un plaidoyer pour une communication savante multilingue.
Du latin à l'anglais
L'anglais est aujourd'hui la seule et unique langue internationale des sciences, mais la situation a déjà été tout autre, souligne Lynne Bowker. Pendant des siècles, le latin a joué ce rôle. Au Moyen-Âge, l'arabe a occupé une place centrale en mathématiques, en astronomie, en médecine et en chimie. De la fin du 19e siècle jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, l'allemand et le français occupaient une place comparable à l'anglais en communication savante.
«Les scientifiques d'autrefois parlaient souvent plusieurs langues, rappelle-t-elle. D'ailleurs, la maîtrise de plus d'une langue a longtemps été une exigence de diplomation pour les étudiants inscrits aux études supérieures. À mesure que le bassin de scientifiques s'exprimant dans d'autres langues s'est élargi, la nécessité d'adopter une langue commune s'est imposée. Il y a environ 7200 langues vivantes dans le monde et il fallait une lingua franca. Pour des raisons économiques, politiques et technologiques, l'anglais s'est imposé comme langue des sciences à partir du 20e siècle.»
Effets systémiques négatifs
Malgré les avantages indéniables d'une langue scientifique commune, ce monolinguisme a aussi des effets systémiques négatifs à l'échelle globale, poursuit-elle. Le premier est l'exclusion des personnes qui ne parlent pas anglais. «Dans certains pays d'Afrique et d'Amérique du Sud par exemple, l'apprentissage de l'anglais n'est pas aussi facile qu'ici, souligne Lynne Bowker. Sans une certaine maîtrise de l'anglais, il est très difficile d'envisager des études supérieures ou une carrière en sciences.»
Ce monolinguisme a aussi un prix pour la grande majorité des scientifiques qui n'ont pas l'anglais comme langue maternelle. «Il leur faut plus de temps pour lire, comprendre, rédiger, réviser et corriger des articles scientifiques, ou pour préparer des communications orales. Leurs articles sont plus susceptibles d'être rejetés ou de nécessiter davantage de travail de révision. Tout cela peut affecter leur productivité et conséquemment leurs chances d'avoir un poste ou d'obtenir des subventions, des promotions ou des prix.»
L'autre effet pervers du monolinguisme scientifique touche la construction des connaissances. Les scientifiques veulent publier dans les grandes revues internationales parce qu'elles sont prestigieuses, parce qu'elles ont un facteur d'impact élevé et parce qu'elles sont indexées par les grandes bases de données bibliographiques augmentant du coup la probabilité qu'une étude soit citée. Ces revues publient exclusivement en anglais.
«La langue est intrinsèquement liée à la culture et aux visions du monde, rappelle la professeure Bowker. La prédominance de l'anglais favorise les perspectives et les systèmes de connaissances occidentaux, ce qui nous oriente progressivement vers une monoculture épistémologique dans notre compréhension du monde. Les connaissances pertinentes publiées dans d'autres langues risquent d'être ignorées dans les revues systématiques de littérature et dans les méta-analyses qui façonnent le socle des connaissances. Cela peut avoir des répercussions néfastes sur les prises de décisions politiques et sociales qui reposent sur les connaissances existantes.»
Une responsabilité collective
La professeure Bowker est réaliste: la plupart des scientifiques acceptent la place de l'anglais comme langue commune en sciences, même si cette situation pénalise la majorité d'entre eux. Le plaidoyer qu'elle a publié avec ses collègues finlandais ne vise pas à dénoncer ce monolinguisme, mais plutôt à mettre en lumière ses effets pervers et à proposer quelques pistes pour créer un écosystème plus propice à la communication scientifique multilingue. À ce chapitre, les gouvernements, les organismes subventionnaires, les éditeurs, les universités et les scientifiques eux-mêmes ont tous une responsabilité pour trouver des façons de faciliter la diffusion de la science dans les langues nationales.
«L'objectif global est d'accroître la diversité linguistique et, conséquemment, l'équité et la diversité épistémologique. Il n'existe pas de solution universelle et les embûches sont nombreuses, mais cela ne devrait pas nous empêcher de chercher des moyens d'introduire plus de diversité linguistique en sciences. Même de petits pas peuvent nous aider à nous rapprocher de cet objectif», conclut la professeure Bowker.
Le texte de réflexion publié dans la Revue canadienne des sciences de l'information et de la bibliothéconomie est signé par Lynne Bowker, Mikael Laakso et Janne Pölönen. Pour joindre le geste à la parole, les trois signataires ont publié, à leurs frais, une version française de leur article initialement rédigé en anglais.