Les faits alternatifs sont-ils en voie de gagner la course qui les oppose aux savoirs scientifiques? La partie n'est pas jouée, mais en ces temps de pandémie, les angoisses existentielles de la population trouvent davantage de réconfort dans les discours tranchés des conspirationnistes que dans les discours nuancés et teintés de doute des scientifiques. C'est là l'un des constats dressés par les participants du webinaire Faites vos recherches, l'économie cognitive de la désinformation, présenté le jeudi 1er avril par la Faculté des lettres et des sciences humaines, en collaboration avec la Faculté des sciences de l'éducation et la Faculté des sciences sociales.
D'entrée de jeu, l'animateur de la rencontre, Christian Desîlets, professeur au Département d'information et de communication et spécialiste en marketing social, a posé le problème de la désinformation sous l'angle du marché des croyances.
«La désinformation peut toucher des croyances objectives, le vrai et le faux, ou des croyances subjectives, le beau, le bon et le juste. Les gens qui ont des croyances subjectives différentes ont tendance à se percevoir davantage comme des ennemis. Il y a conflit de valeurs parce que leurs croyances sont attaquées. Les réseaux sociaux sont formatés autour des croyances subjectives, ce qui explique pourquoi les gens réagissent si fortement. Les conflits sur les fake news sont des conflits de valeurs.»
Eve Dubé, professeure au Département d'anthropologie et chercheuse à l'Institut national de santé publique du Québec et au Centre de recherche du CHU de Québec – Université Laval, constate que la pandémie de COVID-19 a gonflé les voiles de mouvements alternatifs qui étaient déjà présents dans la population.
«La pandémie a fourni une occasion de rapprochement entre les conspirationnistes et les antivaccins. Ils ont trouvé un terrain commun pour mener leur lutte. La désinformation devient plus grave lorsqu'elle entraîne des changements de comportements qui affectent la cohésion sociale, qu'on pense à la décision de recevoir un vaccin, de faire vacciner ses enfants, de brûler une tour 5G ou de s'en prendre à des personnes d'origine asiatique.»
Le manque de connaissances par rapport à la démarche scientifique expliquerait pourquoi tant de gens font la sourde oreille quand les scientifiques parlent, estime Denis Jeffrey, professeur à la Faculté des sciences de l'éducation.
«La majorité des gens et beaucoup de journalistes ne savent pas comment les savoirs scientifiques sont produits. Ils s'étonnent qu'il y ait des divergences entre les experts et que des chercheurs mettent en doute publiquement leurs résultats ou ceux d'autres scientifiques. Ça ne correspond pas l'idée hyper-idéalisée qu'ils se font de la science. Tout cela produit de l'angoisse, alors qu'en période de grande incertitude, comme celle que nous traversons, les gens cherchent des vérités qui calment leurs angoisses existentielles. Les savoirs conspirationnistes, religieux et nihilistes leur apportent ces vérités.»
La menace que la désinformation pose pour les démocraties est bien réelle, estime Nadia Naffi, professeure à la Faculté des sciences de l'éducation. «J'ai grandi au Liban et j'ai vu comment la manipulation de l'information servait les politiciens. Les outils de désinformation actuels sont beaucoup plus sophistiqués. Grâce à l'intelligence artificielle, on peut créer par hypertrucage (deepfake) des vidéos dans lesquelles des personnalités posent des actes et tiennent des propos qu'ils n'ont jamais faits ni tenus. Ces outils sont maintenant accessibles à tous.»
Il existe des technologies de détection de l'hypertrucage, mais elles sont en retard par rapport aux technologies qui servent à les produire, poursuit-elle. «La menace posée par les médias synthétiques amène certains à parler d'«infocalypse». Distinguer le vrai du faux est de plus en plus difficile. Il faut trouver des moyens d'immuniser nos sociétés contre les médias synthétiques.»
Sébastien Tremblay, professeur à l'École de psychologie et directeur du laboratoire Co-DOT, constate que l'humain n'a jamais été exposé à autant d'information que maintenant. «Nous sommes tous limités dans notre capacité de traiter cette information, alors nous prenons des raccourcis cognitifs. Nous pouvons tous devenir de propagateurs d'information non optimale. L'être humain ne sait pas qu'il consomme de la désinformation.»
Comment combattre le phénomène de la désinformation? L'intelligence artificielle est utilisée pour truquer, mais elle peut aussi servir à détecter les fausses nouvelles, estime-t-il. L'autre solution, également mise de l'avant par les autres participants du webinaire, est de faire confiance à l'intelligence humaine. «L'éducation, la sensibilisation à la désinformation, le développement de la pensée critique peuvent faire de nous des consommateurs d'information plus avertis.»