Qu’est-ce qui pousse les Algériens à descendre dans la rue en masse?
Déjà, le quatrième mandat de Bouteflika avait suscité un mouvement d’opposition, en 2014. Le fait qu’il soit candidat pour une cinquième fois indique à la population qu’il n’y a aucune volonté de changement en Algérie. Cet homme, malade, en fauteuil roulant, qui apparemment ne parle même pas, symbolise la gérontocratie au pouvoir. En plus, le président suit ses traitements médicaux en Suisse ou en France, ce qui donne à la population algérienne une bien mauvaise image de son pays et de la qualité de ses services de santé! Même si la situation s’est améliorée depuis la guerre civile dans les années 1990, l’Algérie se définit comme un régime autocratique assez opaque, mystérieux. Les militaires, les hauts fonctionnaires et les hommes politiques forment des réseaux et des alliances, sans que l’on sache très bien qui dirige quoi. Contrairement au Maroc, pays voisin, le gouvernement développe peu ses liens avec des pays francophones comme le Sénégal, le Togo, la Côte d’Ivoire. Le roi marocain, Mohammed VI, a fait plusieurs voyages dans la région. Des entreprises marocaines de la grande distribution, des télécommunications et même du secteur bancaire y développent des liens d’affaires depuis 10 ou 15 ans. Rien de tel avec Bouteflika.
Jusqu’à présent, les manifestations semblent plutôt se dérouler dans le calme...
Il y a quand même eu des arrestations. Des journalistes et des candidats d’opposition ont été harcelés. Cependant, l’armée a tiré les leçons de la guerre civile. Elle ne participe pas à la répression comme en 1988. C’est la police qui encadre les défilés. On sent un grand sentiment de ras-le-bol des Algériens face à ce président dont le seul objectif reste le maintien des rapports de pouvoir entre les différents clans à la tête de l’État. Le mouvement fait parler de lui dans la presse internationale. C’est déjà un succès à court terme. J’ai l’impression que l’ampleur des manifestations a surpris le pouvoir. De leur côté, les manifestants s’unissent pour s’opposer au cinquième mandat de Bouteflika, mais ils ne sont pas forcément d’accord pour savoir qui doit prendre sa succession, comme souvent dans les pays autoritaires. Pour cela, il faudrait disposer d’élections vraiment libres, avec une bonne participation. Les personnes élues doivent pouvoir diriger réellement l’État, sans subir l’influence des clans actuels. C’est aux Algériens de décider de leur avenir.
Justement, l’Algérie peut-elle choisir son futur dirigeant en toute liberté, sachant les liens étroits qu’elle entretient avec la France, l’ancienne puissance coloniale?
Non, comme d’habitude! La France n’est d’ailleurs pas le seul pays à avoir des intérêts en Algérie. L’Espagne et l’Italie dépendent presque entièrement du pétrole algérien, tandis que les États-Unis coopèrent avec l’armée algérienne, notamment pour la lutte contre le terrorisme. Tous ces États suivent donc la situation de très près. Il faut comprendre cependant que ces pays se préoccupent surtout de la poursuite des politiques mises en place par Bouteflika; peu importe au fond qui assume la présidence. Pour eux, l’important, c’est que la politique étrangère et économique ne change pas. À ce stade, je pense que l’opposition algérienne a deux choix: soit boycotter l’élection, soit se rallier derrière un seul candidat. Si l’opposition choisit de ne pas participer au processus, la participation électorale pourrait se limiter à 5 ou 10%. Cela ne donne pas beaucoup de légitimité au vainqueur, surtout si les manifestations continuent dans la rue… L’autre option, c’est de tomber d’accord sur un candidat capable de rassembler tous les électeurs opposés au président et de battre Bouteflika aux urnes. Encore faut-il savoir si chaque vote va compter! De plus, il faut aussi se demander si l’armée va accepter le processus sans intervenir durement.
Photo : Louise Leblanc