16 décembre 2024
Aide à domicile: bien baliser la technologie pour bien vieillir à la maison
Les maisons intelligentes permettront d’étirer et d’améliorer le maintien à domicile des personnes aînées, mais une réflexion éthique s'impose, selon le gériatre Félix Pageau, qui a codirigé l’ouvrage Robots and Gadgets: Aging at Home
Vieillir chez soi est un désir fort répandu dans la population et, par bonheur, de plus en plus d'innovations technologiques rendent possible le maintien à domicile de personnes dont les facultés motrices ou cérébrales diminuent avec l'âge.
Des capteurs pour détecter les chutes, d'autres pour prévenir les défaillances physiques ou mesurer le sommeil, des caméras infrarouges, des serrures intelligentes, des détecteurs de chaleur sur la cuisinière, des piluliers intelligents, des robots soignants… toutes ces technologies visent à améliorer l'efficacité des soins à domicile et à assurer un milieu plus sécuritaire aux personnes aînées.
«Ces technologies sont une voie prometteuse pour trouver des solutions à certains problèmes, comme la pénurie de personnel. Toutefois, malgré leurs avantages, il demeure essentiel de porter un regard critique sur leur implantation», observe Félix Pageau, gériatre, bioéthicien, médecin clinicien enseignant à la Faculté de médecine et codirecteur de l'ouvrage Robots and Gadgets: Aging at Home publié aux Presses de l'Université Laval.
L’intelligence artificielle, la nouvelle meilleure amie des personnes aînées?
En 2021, l'Institut de la statistique du Québec (ISQ) a produit un portrait des personnes aînées dans la province. On dénombrait alors 1,75 million de personnes de 65 ans et plus, qui représentaient 20% de la population. En comparaison, 50 ans plus tôt, les personnes aînées comptaient seulement pour 7% de la population. Selon les estimations de l'ISQ, en 2041, ce sont 26% des Québécoises et Québécois qui se retrouveront dans cette tranche d'âge.
Autre fait à noter dans cette étude, selon les données de 2017-2018, les trois quarts des personnes âgées de 65 ans et plus souffraient d'au moins une maladie chronique (asthme, arthrite ou arthrose, hypertension, trouble dû à un accident vasculaire cérébral, diabète, maladie cardiaque, cancer, maladie pulmonaire obstructive chronique) et, en 2019, près d'une personne aînée sur cinq (17%) avait reçu, au cours des 12 mois précédents, de l'aide à domicile de la part de proches en raison d'un problème de santé ou de limitations affectant les activités quotidiennes.
«En plus, les personnes aînées ont fait moins d'enfants que les générations qui les ont précédées. Il y a donc moins de proches aidants pour chacune d'elles. Et les ressources publiques en santé et pour le maintien à domicile sont limitées. Si nous pouvons utiliser des robots et des gadgets pour alléger la tâche des proches et des personnes travaillant dans le domaine de la santé et des services sociaux, c'est bien évidemment un avantage pour la société québécoise», affirme Félix Pageau, qui admet que la domotique – c'est-à-dire l'ensemble des moyens physiques, électroniques et informatiques qui permettent une gestion centralisée et automatisée d'une demeure – peut soutenir l'exécution de gestes quotidiens, comme marcher ou se nourrir.
«Les maisons intelligentes peuvent pallier la perte de capacités motrices et le déclin cognitif. Et celles-ci pourraient abriter éventuellement des systèmes beaucoup plus complexes que des caméras, des commandes vocales et des capteurs pour les signes vitaux», révèle le gériatre. Afin de réduire les chutes, on pourrait, par exemple, utiliser l'intelligence artificielle (IA) pour placer stratégiquement les objets dans un espace, voire déplacer des objets lorsqu'une personne est en train de tomber. On pourrait aussi avoir des réfrigérateurs intelligents, capables de générer une commande au supermarché quand il manque des produits alimentaires, donne-t-il en exemple.
Tout n'est pas rose
La première objection qui s'élève contre l'usage de telles technologies touche habituellement les atteintes à la vie privée. La sécurité des personnes aînées justifie-t-elle que ces dernières soient épiées en permanence? «Mais, nuance Félix Pageau, c'est une question de perception. D'autres prétendront qu'il est plus intrusif de recevoir chez soi une dizaine d'intervenantes et intervenants par semaine que de vivre avec ces technologies.»
Autre objection, pour détecter un comportement anormal, encore faut-il que l'IA ait pu «apprendre» la normalité à partir d'une routine, ce qui restreint la liberté de choix et d'action et peut exclure toute forme de fantaisie de la vie des personnes aînées.
À cela s'ajoutent certaines considérations écologiques. La fabrication des technologies implique la surexploitation de métaux rares. En outre, l'entraînement et l'usage de l'IA consomment une quantité d'énergie monstre.
Enfin, les innovations technologiques n'ont pas toujours l'effet escompté dans l'esprit de personnes avec des capacités cognitives affaiblies. Plutôt que de rassurer ces personnes, les gadgets deviennent parfois des sources d'anxiété, certains individus s'imaginant même être espionnés par le gouvernement.
Mais surtout, il faut se demander si ces technologies sont conformes aux valeurs qu'on souhaite prôner. «Les innovations technologiques viennent raffermir le mode de vie actuel des pays industrialisés. La génération active, prise en sandwich entre des enfants à élever et des parents vieillissants à veiller, travaille trop et ne dispose pas de beaucoup de temps pour porter assistance aux personnes aînées. Dans d'autres cultures, il serait mal vu d'acheter des robots et des gadgets pour veiller sur ses parents et se dégager ainsi, d'une certaine façon, d'un devoir filial», observe le bioéthicien.
«Pour certains chercheurs et chercheuses, ajoute-t-il, le manque de compassion dans les soins est aussi un problème. Oui, un robot peut prendre la mesure des signes vitaux, donner de la médication ou s'assurer du suivi d'un programme d'exercices, mais est-ce la même chose que donner des soins avec compassion?»
La domotique, une bonne solution?
Le gériatre Félix Pageau a récemment participé au colloque Vieillir chez soi grâce à la technologie, organisé conjointement par l'Institut d'éthique appliquée et l'Observatoire sur les impacts sociétaux de l'intelligence artificielle et du numérique, qui réunissait notamment des professionnelles et professionnels de la santé, des philosophes, des informaticiennes et informaticiens et des chercheuses et chercheurs dans d'autres domaines. C'est d'ailleurs au cours de cet événement qu'a été lancé le livre Robots and Gadgets: Aging at Home, qu'il a codirigé avec deux autres participants au colloque, Tenzin Wangmo, gérontologue et chercheuse à l'Institut d'éthique biomédicale de l'Université de Bâle en Suisse, et Emilian Mihailov, professeur de philosophie à l'Université de Bucharest en Roumanie. Quelles conclusions ont été tirées au terme de cet événement?
«La recherche interdisciplinaire, répond Félix Pageau, est primordiale. Il faut absolument multiplier les perspectives culturelles, disciplinaires et éthiques pour avoir une compréhension plus fine de cette problématique complexe et tenter de ne pas laisser d'angles morts. Ces technologies sont émergentes et il est encore temps de les encadrer. Nous voulons des environnements connectés, parce qu'ils procurent certains bienfaits pour les personnes aînées, mais pas à n'importe quel prix.»