18 juin 2024
Quel avenir pour la culture et les médias à l’ère de l’intelligence artificielle?
Certains y voient de nouvelles possibilités de création, d’autres une menace pour l’art et l’information. Les professeures Véronique Guèvremont et Colette Brin exposent, dans un ouvrage récent, les deux côtés de la médaille.
Des romans, des pièces musicales, des vidéos, des reportages peuvent aujourd'hui être entièrement créés par l'intelligence artificielle (IA). Ébahis devant cette nouvelle réalité, la plupart des gens ne savent que penser de cette incursion de l'IA – au fond, juste un savant emploi des probabilités mathématiques – dans les domaines de la culture et des médias, où tout récemment encore création rimait avec «génie humain».
C'est un peu cette valse-hésitation entre pessimisme et optimisme que traduit l'ouvrage collectif Intelligence artificielle, culture et médias, dirigé par les professeures Véronique Guèvremont, de la Faculté de droit, et Colette Brin, du Département d'information et de communication. «Plus qu'un outil de transmission des connaissances, écrivent-elles dans l'introduction, […] cet ouvrage est aussi le miroir des perceptions et des intuitions du moment». L'ouvrage donne, en effet, la possibilité à 39 chercheurs du Québec et d'ailleurs d'explorer un domaine embryonnaire, de s'interroger librement et d'exprimer leurs craintes, ou encore leur élan d'enthousiasme, devant cette technologie en croissance exponentielle.
Éclairer les décideurs publics sur les avantages et les risques
Divisé en quatre chapitres, l'ouvrage approfondit les thèmes de la création artistique, de la diffusion des contenus journalistiques et culturels, de la sauvegarde du patrimoine culturel, ainsi que de la propriété intellectuelle, des droits humains et de la diversité culturelle. Ces divers sujets y sont traités par des chercheurs issus des arts, des sciences humaines et des sciences sociales.
Chez les chercheurs artistes, l'IA est parfois perçue comme une possibilité de repousser les limites de la créativité, alors que, dans d'autres domaines comme le droit, les experts envisagent davantage les risques. «On s'y attend, les juristes ont le souci d'encadrer l'utilisation de l'IA pour limiter les biais, la discrimination, l'inégalité, la censure, l'homogénéisation, le non-respect de la propriété intellectuelle, l'usage de données personnelles, etc. Cependant, le livre a aussi donné lieu à de belles surprises. Par exemple, dans le domaine de la sauvegarde du patrimoine culturel, des chercheurs ont proposé des réflexions sur des apports bénéfiques de l'IA, et pas seulement sur les risques liés à des pertes potentielles chez les cultures minoritaires», remarque Véronique Guèvremont.
Selon la professeure, la qualité première du livre est de faire un pas vers un dialogue interdisciplinaire afin que, individuellement et collectivement, on réalise que l’emploi de l’IA est un processus complexe qui appelle aux nuances. «Aujourd’hui, on ne se demande plus si on doit recourir à l’IA ou non; la technologie s’est déjà imposée partout. Ce qu’on cherche à faire, c’est de documenter les possibilités et les risques générés par l’IA afin d’éclairer les décideurs publics et de soutenir les secteurs qui doivent s’adapter à une nouvelle réalité numérique», explique la chercheuse.
L'Obvia repense la culture et les médias
En marge du lancement de l’ouvrage, qui a eu lieu le 14 juin, l’Obvia – Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique a organisé, le 31 mai, la conférence «Repenser la culture à l’ère de l’IA». Responsable scientifique de cet événement, Véronique Guèvremont, qui est également coresponsable avec Colette Brin de l’axe Arts, médias et diversité culturelle de l’Obvia, a proposé à un animateur et sept experts d’horizons variés, dont Colette Brin, d’échanger sur le développement et la préservation de la culture. À l’instar des articles de l’ouvrage collectif, les présentations des panélistes ont reflété les rêves et les craintes que génère l’IA.
Parmi les dérives possibles, la diminution de la variété culturelle a été abordée par les experts. L’une des causes de cette diminution? La disparité entre les langues. En effet, la majorité des données sur lesquelles sont entraînées les systèmes d’IA sont en anglais ou, dans une plus faible proportion, dans l’une des quelques autres langues majeures pouvant bénéficier de suffisamment de ressources numériques. Cela laisse absentes bien des cultures dans les systèmes d’IA et renforce la surreprésentation des cultures dominantes, puisque l’IA n’est qu’une question de statistiques. Dans un tel contexte, il est difficile pour des communautés qui ne comptent que quelques milliers de locuteurs – des peuples autochtones, notamment – de voir leur culture prospérer dans les systèmes d’IA. D’autres langues, même si elles sont parlées par des dizaines de millions de personnes, sont aussi sous-représentées si leurs œuvres culturelles sont davantage orales qu’écrites, puisque le nombre de ressources numériques n’est pas proportionnel au nombre de locuteurs ni à la vitalité de la culture des différents peuples. Si l’on n’est pas sensible à ce déséquilibre, à long terme, des langues et des cultures pourraient être appelées à disparaître.
Un autre problème soulevé par les panélistes? L’IA contribue à accentuer les inégalités entre le Nord et le Sud. En effet, à la «fracture numérique» – c’est-à-dire des inégalités dans l’accès aux technologies de l’information et de la communication – s’ajoute maintenant une «fracture créative» – c’est-à-dire des inégalités dans la création même – puisque le décuplement de la puissance artistique générée par des algorithmes alimentés par des millions de données favorise un meilleur taux de créativité au Nord.
Promouvoir et protéger la diversité culturelle
Titulaire de la Chaire UNESCO sur la diversité des expressions culturelles, Véronique Guèvremont a été, de 2003 à 2005, experte associée à la division des politiques culturelles de l’UNESCO lors de la négociation de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée en 2005. Elle fait actuellement partie du groupe de réflexion sur la diversité des expressions culturelles dans l’environnement numérique, formé de 18 experts provenant de toutes les régions du monde et chargé de faire des recommandations pour adapter la Convention au monde numérique actuel.
«Les objectifs de la Convention, qui sont de protéger et de promouvoir la diversité des expressions culturelles, demeurent totalement pertinents aujourd'hui. En 2005, on voulait stimuler le dialogue interculturel et réduire les déséquilibres dans les échanges d'expression culturelle, notamment entre le Nord et le Sud. Tout ça, c'est encore d'actualité. Les données qui nourrissent l'IA proviennent largement de quelques pays occidentaux riches et on sait que les systèmes d'IA, qui reproduisent des contenus à partir de ce qui existe déjà, vont être de plus en plus utilisés. La Convention est née d'un risque d'homogénéisation culturelle stimulée par les processus de mondialisation. L'IA générative intensifie encore plus ce risque. Il y a une certaine urgence à agir», indique la professeure Guèvremont.
Le Québec à l'avant-garde
Heureusement, une communauté internationale de chercheurs réfléchit actuellement à la question, dont plusieurs viennent du Québec, l’une des plaques tournantes de la réflexion sur le sujet.
«Ce n’est pas partout dans le monde où un nombre aussi élevé de chercheurs en sciences humaines et sociales s’intéressent à l’avenir et aux retombées des technologies numériques et de l’intelligence artificielle. On peut se féliciter d’avoir un observatoire sur les impacts sociaux de telles technologies. Nous sommes des leaders dans le domaine et malheureusement on n’en parle pas souvent. D’ailleurs, le Québec, même s’il n’est pas un État souverain sur la scène internationale, a joué un rôle important dans l’adoption de la Convention de 2005 et continue d’être un acteur important dans la protection de la diversité culturelle», affirme la professeure Guèvremont.
La publication de l’ouvrage collectif Intelligence artificielle, culture et médias est d’ailleurs l’un des signes de cette effervescence de la recherche au Québec puisque le livre est parmi les premiers ouvrages dans le monde à s’intéresser aux retombées sociales et culturelles de l’IA générative.
Visionnez la conférence «Repenser la culture à l'ère de l'IA».