Un capital social solide, des investissements soutenus en éducation, un accueil réceptif à l’entrepreneuriat, une identité locale forte et un leadership politique avisé: les facteurs qui expliquent l’impressionnante performance économique de l’agglomération de Québec depuis le début des années 2000 sont nombreux. C’est cet amalgame de facteurs que deux économistes de renom sont venus expliquer, le jeudi 14 mars au Cercle du pavillon Alphonse-Desjardins, dans le cadre d’une conférence-midi du CRAD, le Centre de recherche en aménagement et développement de l’Université Laval. Les deux experts ont pour noms Mario Polèse, professeur émérite en économie urbaine et régionale de l’INRS, et Pierre Fortin, professeur émérite de sciences économiques à l’UQAM. Cette présentation faisait suite à la publication récente d’un article des deux chercheurs dans la revue Options politiques et intitulé «Comment la Vieille Capitale est devenue un tigre économique».
Premier constat: la grande région de Québec et ses 850 000 habitants a connu la plus forte croissance économique parmi les 11 plus grandes régions métropolitaines du Canada entre 2001 et 2019. Au cours de cette période, le produit intérieur brut réel (PIB) par habitant d’âge actif a crû de 43,4% dans l’agglomération de Québec. Ce résultat place la capitale en tête de peloton devant Vancouver, deuxième avec 39,4%, et Montréal, troisième avec 26,5%. À la fin de la liste se trouvent Toronto, avec un produit intérieur brut réel par habitant d’âge actif de 17,0%, et Calgary avec 15,2%.
«Nous avons comparé 11 grandes régions métropolitaines diversifiées de plus de 500 000 habitants, explique le professeur Fortin. Dans chaque ville, nous avons calculé le produit intérieur brut réel par habitant. Ces dernières semaines, les médias ont beaucoup diffusé des données sur la croissance du produit intérieur brut qui serait plus lente à Québec qu’ailleurs. Il faut dire que cette statistique n’est pas celle du PIB par habitant. Il y a continuellement cette confusion. Ce qui nous intéresse comme économistes, c’est le niveau de vie de gens, leur qualité de vie. Donc le PIB par habitant.»
Selon les chercheurs, le PIB réel par habitant d’âge actif en 2019 au Canada plaçait Calgary en tête des villes étudiées avec un revenu moyen de 72 739$. Québec venait au deuxième rang avec 64 149$ alors que Toronto était troisième avec 63 942$. «Le revenu des Albertains est extraordinaire quand les prix mondiaux du pétrole et du gaz naturel sont élevés, ce qui donne un niveau de vie élevé, souligne-t-il. La région de Québec a crû beaucoup plus rapidement que Calgary depuis 25 ans et elle va finir par la dépasser.»
Non seulement la région de Québec a-t-elle connu la plus forte croissance économique depuis 2001, elle demeure championne, depuis quelques années, du plein emploi au Canada. Les statistiques du mois de mars 2024 indiquent un taux de chômage de 1,7%. Suivent, dans l’ordre, Ottawa avec 4,1% et Winnipeg avec 4,6%. Les villes de Toronto et Kitchener se retrouvent au bas de la liste avec respectivement 5,8% et 5,9%.
La presque totalité des habitants de Québec sont nés au Canada
Le professeur Polèse insiste sur le capital social, l’un des trois facteurs à l’origine du succès économique de la capitale. Cet aspect s’observe notamment par la remarquable homogénéité de la population, celle-ci ne comptant que 7% de ses habitants nés à l’extérieur du Canada. Un autre élément est le faible taux de criminalité et l’indice de gravité des crimes. Là encore, Québec est première parmi les 11 villes étudiées, suivie de Toronto dans les deux cas. La capitale s’avère également la moins inégalitaire parmi ses consoeurs, au premier rang de la liste, suivie sur ce plan de Kitchener et Edmonton.
«On trouve moins de grande richesse à Québec, mais elle est mieux répartie grâce notamment à une structure d’emploi moins concentrée, souligne-t-il. Les revenus sont distribués de façon plus égale. À Toronto, vous avez une très forte concentration d’emplois dans des secteurs à très hauts salaires comme les finances et les sièges sociaux d’entreprises.»
Selon les chercheurs, les sociétés marquées par de fortes inégalités ont du mal à soutenir le capital social. Il y a donc nécessité d’alimenter ce dernier, ce qui incombe aux gouvernements locaux, responsables de la sécurité publique, et aux gouvernements supérieurs, responsables de la redistribution du revenu. Mentionnons, parmi les mesures redistributives au Québec, le faible coût des études postsecondaires et les services de garde subventionnés. Dans le premier cas, la scolarité au cégep est gratuite et le coût des études universitaires est le plus faible au Canada. Dans le second cas, les centres de la petite enfance offrent un tarif quotidien modeste de 9,10$.
Plus de citoyens instruits, mais moins de diplômés universitaires
Chez les 25-54 ans, les détenteurs d’un diplôme collégial et d’un diplôme universitaire permettent à l’agglomération de Québec de se distinguer à nouveau à l’échelle canadienne. Selon les données de l’étude, 82,9% des résidents possèdent un diplôme postsecondaire, qu’il soit professionnel, collégial ou universitaire. Viennent ensuite Montréal et Ottawa, ex æquo avec 77,3%. Dans la même tranche d’âge, les détenteurs d’un baccalauréat ou plus représentent 37,5% de la population de Québec comparativement à 50,4% pour celle de Toronto, en tête de liste.
«Dans son ensemble, le Québec se distingue particulièrement de l’Ontario avec une scolarisation plus élevée, mais est-ce une bonne ou mauvaise chose? demande Pierre Fortin. Je ne le sais pas. Probablement que le Québec ne produit pas suffisamment d’universitaires. Il y a l’offre et la demande. Il est fort possible qu’au Québec la demande de diplômés postsecondaires avant le baccalauréat universitaire soit considérable et fasse l’affaire des entreprises, mieux que des diplômés purement universitaires. Les entrepreneurs que je connais, qui embauchent nos diplômés possédant une technique collégiale de trois ans ou un certificat universitaire de deux sessions, sont en général absolument ravis du rendement de ces gens et ne pensent pas qu’il vaille la peine de pousser toujours plus fort vers le baccalauréat.»
Selon lui, la catégorie intermédiaire de travailleurs spécialisés est dominante à Québec. «Cette situation, poursuit-il, explique en bonne partie le succès économique de la région. On voit ça aussi dans les universités québécoises. En 2023, la diplomation des établissements francophones était composée à 50% de baccalauréats, l’autre moitié étant des certificats ou des attestations. En comparaison, les diplômés du baccalauréat, de la maîtrise ou du doctorat représentaient 95% de la diplomation des universités anglophones du Québec.»
Héritage industriel et tertiaire
Un autre facteur à l’origine du succès économique de la capitale est son héritage industriel et tertiaire.
Dans leur étude, Pierre Fortin et Mario Polèse rappellent que la base entrepreneuriale de la région de Québec s’est développée à partir du 19e siècle en finance, en assurances et en fabrication. Des entreprises telles que la première caisse populaire Desjardins, la compagnie d’assurances Industrielle Alliance et les chantiers navals Davie, pour ne nommer que celles-là, ont vu le jour respectivement en 1900, 1892 et 1825. Aujourd’hui, la fonction publique ne représente que 8% de l’emploi régional. Dans la région Ottawa-Gatineau, c’est 22%.
Selon les chercheurs, la stratégie de développement économique de Québec vise à promouvoir l’entrepreneuriat en général, plutôt que de se concentrer sur des industries spécifiques. «L’héritage industriel et tertiaire de la capitale, écrivent-ils dans leur étude, a permis l’édification d’une économie d’une diversité remarquable pour une région urbaine de cette taille. L’emploi à Québec dépasse la moyenne des autres villes canadiennes dans la fabrication d’équipement et de composants électroniques, dans les produits pharmaceutiques, dans les instruments médicaux et de précision, dans l’édition de logiciels et dans l’ingénierie.»
Selon le professeur Polèse, Québec est «spéciale». «Elle combine, dit-il, pour les activités manufacturières, les avantages d’une ville de taille moyenne comme Drummondville, avec des coûts inférieurs à ceux des grandes villes en termes de terrains, de salaires et d’énergie, ainsi qu’une main-d’œuvre fiable et scolarisée, aux avantages d’un grand centre urbain comme Montréal pour le secteur des services, avec en plus un cadre bâti exceptionnel.»
Dans leur étude, les chercheurs insistent sur les avantages de la diversité économique à Québec. Selon eux, elle facilite le remplacement des vieilles firmes par de nouvelles entreprises innovatrices. Elle protège également la région contre les fluctuations économiques de grande amplitude. «Cela, écrivent-ils, explique pour une bonne part la stabilité de la croissance économique à Québec. Le contraste avec la croissance en montagnes russes de Calgary, qui reste à la merci du tourbillonnement incessant du prix du pétrole, est saisissant.»
Le leadership local
La renaissance économique de Québec a été rendue possible principalement grâce aux actions de Jean-Paul L’Allier, maire de 1989 à 2005.
«Je ne suis pas certain que la ville de Québec aurait pu se mettre autant en valeur si le maire L’Allier n’avait pas été là, soutient Mario Polèse. Elle a eu de la chance. Il a exercé un leadership exceptionnel et averti, sensible aux liens entre vie urbaine, conditions sociales et développement économique local. Mais n’oublions pas les politiques nationales en matière d’éducation et de protection sociale, notamment les garderies. C’était une base sur laquelle Québec pouvait se construire. À une autre échelle, le succès de Québec est aussi le succès du Québec.»
Selon le professeur, Jean-Paul L’Allier a posé trois gestes déterminants pour sa ville. Il a créé, en 1995, la Commission de la capitale nationale du Québec. De 2001 à 2002, il a mené la bataille, réussie, des fusions municipales. À compter de 1990, il a travaillé sur la revitalisation du quartier Saint-Roch en le transformant, grâce à des crédits d’impôt provinciaux, en un pôle technologique animé, notamment par les étudiants fréquentant des établissements de l’Université du Québec et de l’Université Laval.
«La création de la Commission était accompagnée de la reconnaissance du statut particulier de la Vieille Capitale et d’une enveloppe budgétaire dédiée, souligne Mario Polèse. Les fusions municipales ont amené l’émergence d’une nouvelle ville avec une base fiscale plus solide, consécutive au regroupement avec les riches banlieues. Et le nouveau Saint-Roch a favorisé la création d’un milieu urbain propice à l’éclosion de la nouvelle économie techno.»
En conclusion de leur étude, les deux chercheurs affirment que l’essor de l’agglomération de Québec prouve l’importance des investissements dans les infrastructures sociales, de l’embellissement urbain et de la qualité de vie dans le développement économique des villes.
Des politiques d’immigration nuisibles
Durant la période de questions, Pierre Fortin a soutenu qu’il y a de la place, dans l’agglomération de Québec, pour augmenter l’immigration de façon considérable. Il a rappelé qu’en 2021, le recensement fédéral révélait que seulement 8% de la population de la région de Québec était constitué de personnes immigrées. En comparaison, les pourcentages étaient à la même époque de 35% à Montréal et 45% à Vancouver.
«Il est clair que le taux d’immigrants à Québec est insuffisant pour avoir une économie plus en équilibre et aussi pour aider la région à avoir plus de contacts avec les pays étrangers, a expliqué le professeur. Un des aspects fantastiques de l’immigration est qu’elle apporte des idées nouvelles.»
Cela dit, Pierre Fortin s’est insurgé contre les politiques d’immigration fédérales actuelles. «Un million de nouveaux arrivants par an au Canada, a-t-il lancé, n’a absolument aucun sens. C’est complètement fou. Le gouvernement est en train de déconstruire le Canada. Autrefois, le Canada était un pays accueillant et ouvert aux immigrants. On avait 25% de nos gens qui trouvaient qu’il y avait trop d’immigrants au Canada. Maintenant c’est rendu à 65% des Canadiens. Il y a un réel danger de voir cette population virer xénophobe, alors qu’elle était une des populations parmi les plus accueillantes au monde. À Québec, ça en prend plus. Mais dans l’ensemble canadien, il faudrait vraiment faire preuve de modération.»
Selon le professeur, le phénomène central de rareté de main-d’œuvre partout au Canada n’est pas démographique. «Pas du tout, a-t-il dit. C’est un phénomène économique. Au Québec, on devrait se réjouir de cette rareté. C’est bizarre que médiatiquement et politiquement on ait viré un succès magistral du Québec à réduire son taux de chômage. On a transformé ça en un problème grave.»