9 janvier 2024
Gérald Godin, acteur atypique de l’histoire récente du Québec
Journaliste, poète, éditeur, chargé de cours, député puis ministre, ce nationaliste humaniste aura contribué à sa manière à la modernisation de la société québécoise des années 1960 aux années 1990
Il a vu le jour en 1938 à Trois-Rivières et a perdu son combat contre le cancer en 1994 à Montréal. Il a passé une grande partie de sa vie au cœur de l’effervescence de la Révolution tranquille, faisant sa marque comme journaliste, poète, éditeur, chargé de cours, député et ministre. De lui on dira qu’il fut un grand amoureux de la vie et des mots. Partout où il est passé, ce littéraire aura laissé le souvenir d’un homme intelligent, authentique, rigoureux et apprécié de tous. Comme politicien, cette figure identifiée à la gauche et promotrice d’un nationalisme moderne et humaniste se sera fait remarquer sous les couleurs du Parti québécois comme ministre responsable des communautés culturelles et de l’immigration.
«Gérald Godin a souvent été présenté comme le député poète», explique le professeur au Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval, Jonathan Livernois. Selon ce spécialiste de l’histoire littéraire et intellectuelle des 19e et 20e siècles québécois, les publications sur la vie et le parcours de Godin comportaient des lacunes. «Il y avait beaucoup à faire pour combler ces lacunes, poursuit-il. C’est pourquoi je me suis lancé dans un vaste projet de biographie d’un personnage intellectuel et politique de l’histoire récente du Québec qui n’est pas passé inaperçu. J’ai eu la chance de pouvoir consulter des archives familiales extrêmement riches, dont une bonne part était sous scellé. Godin gardait tout. Il a laissé une masse documentaire assez importante avec un degré d’intimité assez fort.»
Une période effervescente
Le 5 octobre, Lux Éditeur faisait paraître Godin, un impressionnant ouvrage de 544 pages basé sur les archives familiales du personnage, ainsi que sur des entretiens avec des témoins de l’époque et des proches. Le livre fourmille d’informations et se subdivise en 29 chapitres suivis de 70 pages de notes et références.
L’un des chapitres s’intitule «Éditer Nègres blancs d’Amérique», un essai de l’ex-felquiste Pierre Vallières publié en 1968 aux Éditions Parti pris que dirige Godin. Un autre a pour titre «Non: 59,56%» et porte sur le référendum de 1980 sur le projet de souveraineté du Québec. Dans ce chapitre, l’auteur rappelle que le député Godin, élu en 1976 dans la circonscription du premier ministre sortant Robert Bourassa, s’active à parcourir le Canada «pour parler d’indépendance sans trop effaroucher les anglophones. Il intervient sur toutes les tribunes où on veut bien l’entendre, et on aime l’entendre un peu partout. Godin est pour ainsi dire le parlementaire d'arrière-ban le plus populaire en ville.» Un troisième chapitre s’intitule «Gérald Godin déclare son amour à Pauline Julien», la célèbre chanteuse, comédienne et auteure-compositrice, qui fut sa compagne pendant une trentaine d’années.
«Le chapitre consacré à la vie de couple de Godin a représenté un défi, rappelle Jonathan Livernois. Il était difficile de faire l’impasse sur cet aspect de sa vie. Pauline Julien et lui formaient un couple ouvert. Il a connu plusieurs femmes. Devais-je en parler? La réponse était d’en parler si c’était révélateur du personnage.»
Journaliste un jour, journaliste toujours
Selon le professeur, les années que Gérald Godin a consacrées au journalisme ont probablement été les plus déterminantes de sa carrière. Engagé dès 1959 au Nouvelliste de Trois-Rivières, le jeune adulte qu’il était y restera deux ans avant de se retrouver au Nouveau Journal, à Montréal, en 1961 et 1962. Il reviendra ensuite au Nouvelliste en 1962 et 1963. De 1966 à 1976, il collaborera à une demi-douzaine de publications, notamment le magazine Maclean’s, les revues Liberté et Maintenant, l’hebdomadaire Québec-Presse et le quotidien La Presse. En 1975, il sera chargé de cours en journalisme d’abord à l’Université de Montréal, ensuite à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) en 1975 puis en 1976. À l’UQAM, il sera le premier au Québec à enseigner le journalisme d’enquête.
«Le journalisme, soutient-il, c’est comme du réel qui va permettre au jeune poète de trouver sa voie, une voie qui lui est propre, avec les “cantouques”. Sa poésie est terre à terre, réaliste, quotidienne. Comme le journalisme.» Ces cantouques, Godin les écrira entre 1962 et 1972. En mélangeant le joual, les anglicismes et les mots inventés, il aborde des thèmes tels que la nature, la classe ouvrière, la pauvreté et l’oppression de l’Église catholique.
En 1969, Gérald Godin est embauché comme recherchiste à l’Office national du film pour travailler sur le projet du jeune réalisateur Denys Arcand. Intitulé On est au coton, ce documentaire a pour but de comprendre et filmer la réalité de l’industrie textile au Québec. En entrevue, le réalisateur explique la méthode de travail du recherchiste.
«Il absorbait la réalité: si vous l’envoyiez à Sherbrooke, il commençait toujours par aller à la rédaction du journal local. Fondamentalement, c’est un journaliste. Il allait à la salle de rédaction du journal local et il disait: “Racontez-moi Sherbrooke. Qu’est-ce qui arrive à Sherbrooke?” Et là, les journalistes, qui sont bavards, et qui, en plus, reconnaissaient en lui un confrère, se livraient à lui et racontaient toutes sortes d’histoires… Qu’est-ce qui se passe, le maire, est-ce qu’il y a eu un scandale? Les travaux publics, ça fonctionne comment ? C’est qui les gros entrepreneurs ici? Le Parti libéral… est-ce que l’Union nationale est encore présente? Est-ce que les conservateurs… bref, des millions de questions, et il absorbait ça comme une éponge.» Arcand ajoute que Godin lui «régurgitait la totalité des informations. Même par bribes, même des choses qui, au départ, n’auraient pas intéressé le rédacteur en chef d’un journal, des choses pas tout à fait prouvées ou pas vérifiées, mais qui nous mettaient sur toutes sortes de pistes. C’est ça qui, pour moi, était si important.»
En 1970, en plein cœur de la Crise d’octobre et en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, près de 500 personnes sont arrêtées chez elles par la police. Gérald Godin est du nombre. Il séjournera une semaine en prison.
Un député près des gens
Déloger un premier ministre de sa circonscription électorale n’est pas chose facile. C’est pourtant l’exploit qu’a réalisé Gérald Godin en 1976. «C’est surtout sa manière de faire campagne qui a fait une différence, affirme Jonathan Livernois. Le candidat du Parti québécois a une bonne connaissance de sa circonscription. Il en connaît la dynamique. C’est un environnement ouvrier, ni riche ni pauvre. C’était le milieu décrit par Michel Tremblay. Godin frappe à environ 4000 portes. Il va visiter les indécis. Il mène une campagne au ras des pâquerettes alors que le premier ministre Bourassa est à l’extérieur du comté. Sa méthode a fonctionné jusqu’aux élections de 1989. Elle aurait fonctionné en 1994 s’il avait été encore vivant. Il connaît les gens, il est au cœur des responsabilités du député et il le fait parce qu’il est fasciné par le réel.»
Et les communautés culturelles? «En 1976, répond-il, Godin ne va pas chercher une majorité de votes chez les immigrants. Par contre, il est conscient de la nécessité d’aller vers eux. C’est une question politique et en même temps d’humanisme. Il est conscient qu’il y a un travail à faire et il ne va pas déroger de cela pendant toute sa carrière politique.»
La préface du livre est signée Ruba Ghazal, l’actuelle députée Québec Solidaire de la circonscription de Mercier. Elle insiste sur la relation «touchante» que Gérald Godin a entretenue tout au long de sa carrière politique avec les immigrants. «Comment ce Trifluvien d’origine, demande-t-elle, a-t-il développé une telle ouverture à l’autre et à la diversité pour l’exprimer dans les mots d’aujourd’hui? Est-ce arrivé à force de faire du porte-à-porte, en entrant dans les salons et le quotidien des résidents de son comté, dont un grand nombre était d’origine étrangère? Je peux imaginer l’attachement de ces immigrants, dont plusieurs ne parlaient pas français, envers ce député généreux, à l’écoute et très proche des gens. Sa fierté était de les avoir convaincus de voter pour lui à plusieurs reprises, et par le fait même de se joindre au destin du pays en devenir.»
Lui qui qualifiait les immigrants de «poèmes» et de «Québécois-plus» écoutait ses électeurs et ses électrices, leur parlait, parfois en grec, mangeait et dansait avec eux. «Il ne le faisait pas que pour gagner ses élections, explique Ruba Ghazal. Il avait un respect sincère et profond pour l’intelligence et les solutions aux problèmes qu’apportaient les gens du peuple qui faisaient battre le coeur de la ville. […] Enfant de la Loi 101, je me considère comme une des héritières de Gérald Godin. Je le cite à chaque occasion qui se présente à l’Assemblée nationale.»