En 1709, un jeune missionnaire jésuite, Joseph Aubery, débarque à Odanak, sur les bords de la rivière Saint-François, où se trouve le plus important groupe d'Abénaquis de la Nouvelle-France. Celui qui deviendra un grand spécialiste de la langue abénaquise prendra la relève du père Vincent Bigot, qui s'était tourné vers le chant religieux pour évangéliser ses ouailles.
Comment cette musique était-elle reçue par les autochtones? D'où venait ce répertoire? Comment a-t-il évolué avec les années? Ces questions et bien d'autres sont au cœur de l'ouvrage Musique et dévotion dans la mission jésuite au Canada. Sources, histoire et répertoire du petit motet et du cantique spirituel savant chez les Abénaquis de Nouvelle-France.
Ce livre abondamment documenté, qui sera lancé le 13 décembre aux Presses de l'Université Laval, s'adresse aux historiens, anthropologues, musicologues et quiconque s'intéresse à l'évolution du chant religieux dans l'histoire coloniale du Canada. De quoi combler, bref, autant les universitaires que les esprits curieux. «Il y a tout un patrimoine musical méconnu qui mérite de sortir de l'ombre. L'intérêt de ce livre est à la fois musicologique et historique», souligne Paul-André Dubois.
Ce professeur du Département des sciences historiques a basé ses recherches sur un manuscrit musical rédigé par Aubery vers 1745. Cet ouvrage, qui réunit des motets, c'est-à-dire des chants à plusieurs voix, servait aux missionnaires dans leur travail d'évangélisation auprès des autochtones.
Lui-même musicien en plus de sa pratique d'historien, Paul-André Dubois a découvert l'existence de ce document dans les archives du Musée des Abénaquis d'Odanak alors qu'il était étudiant. «Je me suis dit: “Wow, ce manuscrit est une petite merveille. Il faut l'étudier”, même si c'était assez complexe puisque les textes des chants étaient à la fois en latin et en abénaquis, ce qui faisait aussi l'intérêt du projet.»
Plus de vingt ans durant, l'historien s'est consacré à cette entreprise. Il a passé au peigne fin le répertoire, qui comprend notamment des motets du compositeur Marc-Antoine Charpentier, grande figure de la musique baroque française sous Louis XIV, ou encore du jésuite Jean-Baptiste Geoffroy, connu à l'époque pour ses recueils de musique sacrée. Les partitions, souvent morcelées ou incomplètes, étaient transmises par les auteurs eux-mêmes ou différentes personnalités comme la reine de France, Marie Leszcynska. «Avec ce manuscrit, Aubery a constitué un compendium de chants qu'il jugeait importants pour les cérémonies du dimanche, les fêtes, etc.», indique-t-il.
Pour le chercheur, un défi a été d'associer les œuvres à leurs compositeurs, cette information n'ayant pas été notée par le jésuite. Un autre enjeu a été de rassembler les multiples partitions dispersées çà et là dans divers fonds d'archives au Canada et aux États-Unis. «Du temps du père Aubery, plusieurs missionnaires ont effectué des copies du manuscrit pour se former et apprendre l'abénaquis. Dans l'une des deux copies qui se trouvent aujourd'hui à Québec, j'ai retrouvé des billets signés du père Aubery. Il y a toutes sortes d'histoires rocambolesques autour de ce manuscrit et de ses copies.»
Il faut dire qu'il s'en est fallu de peu pour que le document disparaisse à tout jamais. Le 4 octobre 1759, soit trois ans après la mort d'Aubery, des soldats britanniques attaquent la mission de Saint-François de Sales. C'est la guerre de la Conquête. En une nuit, tout est incendié ou volé, incluant les écrits d'Aubery. «Tout a disparu, sauf les copies sauvées par le père Jean-Baptiste de la Brosse, de passage à la desserte de Yamaska pendant quelques jours. Par un heureux hasard, il avait apporté avec lui le manuscrit et un dictionnaire afin de faire ses propres copies de l'ouvrage», relate Paul-André Dubois.
Plus tard, ces documents ont été conservés dans une famille à Odanak jusqu'à ce qu'un prêtre, désireux de relancer la vie chrétienne dans la région au début du 19e siècle, en fasse de nouvelles copies. «Avec mon enquête, j'ai pu reconstituer virtuellement cette famille de manuscrits dont les membres, si j'ose dire, vivaient comme des orphelins, sans lien avec leur ancêtre: le manuscrit Aubery», indique Paul-André Dubois.
En plus de l'histoire parfois tumultueuse du manuscrit, le chercheur s'est penché sur la réceptivité des chants par les Abénaquis. À travers les correspondances de l'époque, il a constaté que cette communauté appréciait énormément le chant choral. «Il faut dire qu'à l'arrivée des missionnaires parmi les Abénaquis, le chant collectif était déjà très présent dans la culture traditionnelle, précise-t-il. L'introduction du chant polyphonique et sa pratique se sont donc déposées sur un substrat de pratiques vocales et rituelles autochtones remontant à la préhistoire. Il n'y a rien d'étonnant que le chant des missionnaires se soit frayé aussi facilement un chemin chez les autochtones, même s'il était esthétiquement nouveau.»
«Il y avait beaucoup de fierté et de joie à chanter pendant les offices, ajoute l'historien. Les colons français des environs venaient parfois de loin pour assister aux offices chantés par les femmes autochtones.»
Offrir un autre regard sur l'histoire
En plus de ce livre, Paul-André Dubois est l'auteur de Récollets en Nouvelle-France. Traces et mémoires et de Lire et écrire chez les Amérindiens de Nouvelle-France. Aux origines de la scolarisation et de la francisation des Autochtones du Canada. Cet ouvrage, qui lui a valu le prix Lionel-Groulx de l'Institut d'histoire de l'Amérique française en 2021, porte sur l'introduction de la culture de l'écrit chez les peuples autochtones.
En abordant l'expérience coloniale sous l'angle de ses retombées plus positives, l'historien est conscient qu'il ouvre la porte à des débats. «Mes livres sont une invitation à prendre en considération les nuances des rapports extrêmement riches entre colonisateurs et colonisés, et à se défaire des préjugés moraux d'aujourd'hui qui ne font qu'engendrer des lectures anachroniques de l'histoire.»
Avec un ancien étudiant au doctorat, Maxime Morin, le professeur prépare un nouvel ouvrage pour 2024. Cette fois, il s'attaque à une question à la fois simple et extrêmement complexe: combien y avait-il d'autochtones en Nouvelle-France aux 17e et 18e siècles? «La réponse existe, mais il faut chercher avec patience pour la trouver. Même si cet ouvrage est moins chargé que Musique et dévotion dans la mission jésuite du Canada en termes de nombre de pages, il nous aura demandé énormément de travail.»