«À partir de 1670, les Ursulines de Québec accueillent chaque année entre six et dix jeunes Amérindiennes en provenance de différentes nations alliées aux Français. Ces pensionnaires étaient toutes des filles de chefs ou presque. L’effectif scolaire comprenait aussi des métisses, des filles dont le père était français et la mère amérindienne.»
Ce commentaire du professeur Paul-André Dubois, du Département des sciences historiques, sert en quelque sorte de point de départ à la lecture d’un passionnant et impressionnant ouvrage intitulé Lire et écrire chez les Amérindiens de Nouvelle-France, sous-titré Aux origines de la scolarisation et de la francisation des Autochtones du Canada. Publiée aux Presses de l’Université Laval, cette somme de 700 pages bien illustrée s’inspire en partie de la thèse de doctorat de l’auteur. Elle est l’aboutissement de quelque 10 années de recherche. En neuf chapitres, le lecteur suit les religieuses et les missionnaires français dans leurs efforts de francisation et de scolarisation des enfants amérindiens.
Selon le professeur, le contact premier des Autochtones avec le document écrit a constitué un choc culturel pour ces derniers qui relisaient, si l’on peut dire, l’acte même de lire par les missionnaires, à travers leurs propres schèmes culturels, notamment à travers leur rapport animiste au monde. «L’objet-livre, dit-il, suscite crainte et respect. Les images imprimées ou dessinées qu’il contient causent la stupéfaction et l’admiration. On prête une âme au livre. Celui-ci inquiète par sa capacité à redire mot pour mot ce qui avait été exprimé longtemps auparavant.» Avec le temps, la magie s’est étiolée. «Les Autochtones ne comprenaient pas le principe de la lecture, poursuit-il. Peu à peu, il y a eu apprivoisement.»
Récollets, jésuites, capucins, prêtres séculiers, ursulines et sœurs de la congrégation de Notre-Dame: les missionnaires et les religieuses étaient au cœur du dispositif scolaire. «Le prêtre est surnommé “l’homme du livre”, indique Paul-André Dubois. On lui attribue un pouvoir.»
À partir des années 1670, avec l’arrivée du gouverneur Frontenac, le plan de francisation des Autochtones passe par l’école. Le gouverneur est étonné que les Autochtones vivant autour de Québec ne parlent pas le français. On souhaite une fusion entre les deux groupes. «Chez les Ursulines de Québec, l’on voyait les élèves métisses d’un bon œil, croyant que les gènes du père français allaient l’emporter sur ceux de la mère amérindienne. Du reste, lorsque l’on considère les antécédents familiaux de ces élèves en francisation, on réalise que la lecture binaire du monde colonial, traditionnellement partagé entre Français d’un côté et Amérindiens de l’autre, ne fonctionne pas. On a des mondes relativement mélangés dans certaines portions de la Nouvelle-France.»
Des dictionnaires d’une dizaine de langues amérindiennes
Lire et écrire chez les Amérindiens de Nouvelle-France contient en annexe un corpus de 17 pages relatif aux mentions de l’écrit dans les dictionnaires de langues autochtones rédigés par les missionnaires. Ces dictionnaires touchent à une dizaine de langues amérindiennes, dont l’illinois, le montagnais, l’outaouais, l’abénaquis, le huron, l’iroquois et l’algonquin. Les expressions sont subdivisées en neuf parties: ce qu’il faut pour écrire, écrire, la lecture et les livres, la correspondance écrite et la communication, l’école, les maîtres et les écoliers, peindre et dessiner, l’activité éditoriale des missionnaires, l’écrit et le crédit, l’écrit et le pouvoir. Dans cette dernière section, on peut lire des formulations telles que «Ce livre est à moi, j’en suis le maître» et «Nous portons l’écriture, nous qui sommes robes noires. Nous portons la parole de Dieu. Nous savons l’écriture».
«La contribution des missionnaires fut majeure, affirme-t-il. Ils sont les seuls à être parvenus à produire des dictionnaires de langues amérindiennes. Ils se sont attachés à fixer sur papier les principes grammaticaux qui régissaient ces langues. Ces dictionnaires sont des monuments laissés par les missionnaires. Les Autochtones d’aujourd’hui peuvent bénéficier de ces livres, qui leur sont d’ailleurs d’un très grand secours dans leurs efforts de revitalisation de ces langues.»
Selon l’auteur, l’une des raisons qui expliquent les nombreux ratés des tentatives de francisation et de scolarisation des fils et filles de chefs amérindiens est que l’on n'a pas suffisamment tenu compte de la réalité culturelle de ces enfants. «La bonne volonté des missionnaires et des religieuses est manifeste, souligne-t-il. Mais après un ou deux ans, les parents veulent reprendre leurs enfants, notamment pour reformer l’unité familiale et partir à la chasse en famille. Il y a une incompréhension de la finalité de l’école chez les parents et les enfants. Cela dit, il faut néanmoins garder en tête que, malgré l’échec apparent de certaines expériences scolaires, la langue française finit par pénétrer dans certains groupes autochtones, notamment chez les Hurons de Lorette et que, par ailleurs, l’écrit sous toutes ses formes prend une place grandissante dans le quotidien.»
Dans le dernier quart du 18e siècle, les chefs amérindiens réalisent qu’il n’est plus question de défendre leurs droits et d’assurer leur survie avec les armes mais bien avec l’écrit, à savoir la pétition. Ils prennent conscience de l’importance de l’écrit, de la lecture et de la capacité à compter.
Le livre du professeur Dubois montre le parcours prometteur, mais somme toute erratique d’un système scolaire qui voit des écoles naître, mourir puis ressusciter dans un monde autochtone en mutation sous l’effet des avancées de la colonisation européenne. Cette fresque qui couvre un peu plus de deux siècles conduit le lecteur dans des villages amérindiens chrétiens du Canada, de l’Acadie, du Saguenay et des Pays d’en Haut et, plus étonnant encore, le fait entrer dans l’intimité des parcours de vie des francisés eux-mêmes, montrant ainsi les effets structurants de l’éducation sur le devenir de certaines familles.