La caméra Bolex H16 Reflex, le projecteur 75mm Lumière, la tireuse Biograph, l'obturateur Branson, la table de montage Steenbeck, le kinétoscope Edison… Tout ça, c'est du charabia pour vous? Sachez que ces appareils, bien que méconnus des cinéphiles, témoignent de l'ingéniosité des inventeurs et des changements technologiques qui ont bouleversé les méthodes de production audiovisuelle.
Derrière chacun de ces objets se cache une histoire fascinante racontée par divers experts et archivistes dans Histoires d'appareils: la technologie du cinéma à travers les années et les continents, un ouvrage bilingue de 342 pages fraîchement publié par la Fédération internationale des archives du film (FIAF), une référence dans le domaine, avec la collaboration du groupe de recherche TECHNÈS.
Ce livre, préfacé par Christopher Nolan, le célèbre cinéaste à qui on doit notamment Oppenheimer et la trilogie The Dark Knight, a été codirigé par Louis Pelletier, chargé de cours à l'Université Laval, et Rachael Stoeltje, de l'Université de l'Indiana. «L'ouvrage représente trois ans de travail. Notre objectif était double: faire connaître les activités de préservation des membres de la FIAF et mettre en lumière le patrimoine matériel lié aux appareils. Souvent, quand on parle de l'histoire du cinéma, on parle de films. Le cinéma, c'est aussi une histoire de machines», rappelle Louis Pelletier.
Ce spécialiste du cinéma des premiers temps, qui est aussi chercheur à l'Université de Montréal et à la Cinémathèque québécoise, a fait appel à un collègue de l'Université Laval, le professeur Jean-Pierre Sirois-Trahan, pour écrire deux chapitres. L'un porte sur le projecteur Bioscope R.W. Paul et l'autre sur le Challenge Sciopticon de Pettibone, deux appareils issus de la collection Lemai.
Don du philanthrope François Lemai à la Bibliothèque de l'Université Laval, la collection Lemai rassemble un lot important de caméras, projecteurs, lanternes magiques et autres pièces datant d'aussi loin que 1832. Des 100 appareils présentés dans Histoires d'appareils: la technologie du cinéma à travers les années et les continents, une vingtaine se trouve d'ailleurs dans la collection.
Dans le livre, le professeur Jean-Pierre Sirois-Trahan relate sa première rencontre avec François Lemai et explique les raisons qui ont incité ce passionné à remettre sa collection, l'œuvre d'une vie, à l'Université Laval. «La donation a été faite avec la mention explicite que la collection devait avant tout servir à la recherche, écrit-il. Elle offre aussi un magnifique support d'enseignement, et j'aime voir la mine emballée de mes étudiants lorsque j'apporte en cours les modèles de caméras avec lesquels Charlie Chaplin ou Dziga Vertoz ont tourné leurs célèbres films.»
Des appareils qui recèlent des surprises
En 2019, Jean-Pierre Sirois-Trahan et Louis Pelletier ont coorganisé un colloque international pour étudier et surtout manipuler les nombreux trésors de la collection Lemai.
Parmi les cinéastes, historiens et archivistes venus à Québec pour l'occasion, un chercheur, Ian Christie, avait fait le voyage du Royaume-Uni pour voir de ses propres yeux le projecteur Bioscope R.W. Paul. La surprise de ce spécialiste fut grande en apercevant une inscription sur le côté de l'appareil. Comment ce projecteur, fabriqué par la compagnie Charles Urban Trading Co, s'est-il retrouvé à porter le nom d'un inventeur rival, Robert William Paul?
Dans son chapitre consacré au projecteur, le professeur Sirois-Trahan propose des pistes de réponse, tout en reconnaissant que le mystère demeure. «À travers ce texte, j'ai voulu raconter une histoire avec des personnages – François Lemai, Ian Christie et moi-même – tout en jouant en quelque sorte à l'idiot, admet-il en riant. Quand on donne une conférence ou qu'on publie un article scientifique en tant que professeur, on donne souvent l'impression d'une grande maîtrise du sujet, alors que ce n'est pas forcément le cas, surtout dans la phase de recherche. Cette histoire vécue avec l'énigme du Bioscope R.W. Paul permet de démontrer qu'on peut, en gardant une position d'humilité, acquérir un savoir nouveau et non définitif sur certains artéfacts.»
Ce patrimoine ayant été longtemps négligé ou peu documenté, les recherches entourant les appareils cinématographiques relèvent parfois du casse-tête. Pour Jean-Pierre Sirois-Trahan, il est essentiel de fouiller le passé de ces artéfacts et surtout de comprendre comment ces dispositifs fonctionnent. «Un film est lié à l'appareillage qui l'a produit. Si on ne connaît pas les appareils, on ne sait rien du contexte dans lequel ce film a été produit et quelles étaient les possibilités esthétiques qui s'offraient au caméraman ou au cinéaste. Depuis que j'étudie les appareils de la collection Lemai, j'apprends plein de choses sur le cinéma.»
Si le design ou la grosseur de certaines pièces peuvent surprendre, leur fiabilité et la qualité de leur construction méritent d'être soulignées. Rien à voir, bref, avec les caméras et gadgets d'aujourd'hui qui deviennent obsolètes peu de temps après leur sortie. «Certaines pièces présentées dans le livre ont été utilisées pendant un siècle, souligne Louis Pelletier. C'est le cas de la tireuse Biograph. Cette technologie, qui permet de tirer des copies argentiques d'un film d'après le négatif original, a été créée dans les toutes premières années du cinéma. Elle a été utilisée par les archivistes jusqu'à l'arrivée du numérique à la fin des années 1990.»
Pour Jean-Pierre Sirois-Trahan, le fait que la collection Lemai ait autant de visibilité dans cet ouvrage de référence contribue au rayonnement de l'Université Laval. Le fameux projecteur Bioscope R.W. Paul, qui lui a donné des maux de tête, figure d'ailleurs sur la page couverture. «Par ce livre, l'Université Laval, même si elle n'est pas membre de la FIAF, est reconnue comme une institution ayant l'une des collections importantes à travers le monde», affirme le professeur.
«La FIAF, qui joue un rôle central dans l'histoire de la préservation depuis 1938, est représentée sur tous les continents, ajoute son collègue. Le livre, avec l'appareil de la collection Lemai en page couverture, se promène partout à travers le monde. Le lancement a eu lieu au festival Il Cinema Ritrovato, à Bologne en Italie, où il a fait salle comble.»