Produire de la nourriture implique d'émettre des gaz à effet de serre (GES). Le secteur agricole travaille à réduire ces émissions, mais si l'on tend vers la carboneutralité, il faut retirer une certaine quantité de GES de l'atmosphère. «La seule composante du système qui est capable de faire ça, c'est les sols. C'est la raison pour laquelle on s'y intéresse de plus en plus comme une solution climatique en agriculture», indique Marie-Élise Samson.
L'agronome et professeure en science du sol à l'Université Laval étudie depuis des années des façons d'utiliser les terres agricoles pour stocker le carbone. Le 14 février, elle participait au 2e congrès annuel du Réseau québécois de recherche en agriculture durable. Elle y a présenté les grandes lignes d'un rapport remis au ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec (MAPAQ), cosigné avec Denis Angers et Vincent Poirier, professeur à l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue.
«Il s'inscrit dans un contexte où le MAPAQ a établi récemment un objectif d'évaluer les opportunités pour les producteurs agricoles de séquestrer du carbone dans les sols du Québec», a indiqué la conférencière. Si les coauteurs concluent qu'il existe un potentiel de stockage, ils soulèvent aussi plusieurs défis.
La professeure a rappelé le rôle majeur des sols dans le cycle du carbone planétaire. La photosynthèse des plantes transforme le CO2 atmosphérique et le carbone retourne éventuellement au sol sous différentes formes. La minéralisation ou la dégradation de la matière organique par la respiration microbienne émet quant à elle du dioxyde de carbone dans l'atmosphère. «La balance entre les deux représente les entrées nettes annuelles de carbone dans le sol», explique Marie-Élise Samson.
Au-delà des considérations climatiques, la séquestration du carbone dans les terres agricoles «est souhaitable, voire essentielle», selon elle. Un sol riche en carbone, donc en matière organique, a une meilleure résilience, dit-elle en citant l'érosion ou la compaction. Un tel sol aura aussi une meilleure fertilité et jouera son rôle dans la régulation du cycle de l'eau.
Le Québec en perte de carbone
Depuis plusieurs décennies, poursuit la professeure, le Québec est toutefois en perte de carbone. «Nos sols agissent en ce moment comme source de gaz à effet de serre et c'est principalement expliqué par l'abandon de nos prairies et de nos pâturages au profit des grandes cultures annuelles.»
Selon l'Institut de la statistique du Québec, entre 2006 et 2020, ces superficies de plantes pérennes auraient fondu d'environ 39% pour laisser place à des champs de maïs et de soya, moins efficaces pour retourner le carbone dans le sol. Un phénomène particulièrement observé dans les basses terres du Saint-Laurent.
Rien pour aider, les chercheurs s'attendent à une diminution des stocks de carbone dans les sols avec les changements climatiques. Une augmentation des températures accélérerait la dégradation du contenu en matière organique et les grandes cultures s'étendraient vers l'est et le nord.
Comment augmenter les stocks?
Marie-Élise Samson a toutefois une bonne nouvelle: «Plus un sol a perdu de carbone dans son histoire, plus il a un potentiel pour en séquestrer théoriquement».
Couvrir le sol de plantes qui optimisent la photosynthèse dans le temps et dans l'espace est le «meilleur levier», dit-elle, pour augmenter les stocks de carbone. On cherche donc à préserver les prairies et les pâturages.
L'adoption de pratiques de gestion bénéfique sur les fermes du Québec, comme les cultures de couverture, une meilleure gestion des fumiers et une réduction du travail au sol, a aussi un bon potentiel. Cette avenue pourrait permettre un stockage de carbone du même ordre de grandeur que les émissions annuelles de GES dans le secteur agricole, mais il s'agit là d'estimations théoriques «très approximatives», prévient la professeure. «Il faut faire preuve de vigilance lorsqu'on parle de carboneutralité!»
Problème de mesures
Parmi les politiques entourant la gestion du carbone dans les sols agricoles, elle énumère les marchés du carbone, la valeur ajoutée sur le produit et les subventions gouvernementales octroyées aux producteurs pour l'adoption d'une pratique ou en fonction de résultats. «La plupart de ces stratégies impliquent une mesure et un suivi des stocks de carbone dans le sol, et c'est là où le bât blesse.»
Les sols sont variables et le changement attendu après l'adoption d'une nouvelle pratique est très faible, dit-elle, ce qui complique énormément la mesure. Les analyses de carbone du sol sont aussi très coûteuses en matière d’énergie et de ressources financières. Il faut en moyenne 5 à 10 ans avant de pouvoir mesurer un changement de stock suivant l'adoption d'une nouvelle pratique de gestion bénéfique. «C'est un défi pour la recherche, mais aussi pour les décideurs publics, qui veulent pouvoir estimer si leur politique fonctionne ou pas.»
Marie-Élise Samson soulève aussi la question du carbone profond. Pour des raisons pratiques et financières, les protocoles utilisés pour le crédit carbone demandent souvent d'aller mesurer jusqu'à 30 centimètres. Par contre, plus de 75% du carbone des sols se retrouvent sous les 20 premiers centimètres. Et de récentes études démontrent que les stocks profonds peuvent être très réactifs à certaines pratiques agricoles.
«Ce qui veut dire qu'un producteur qui suit le protocole et mesure jusqu'à 30 centimètres peut démontrer qu'il a stocké du carbone, vendre ses crédits carbone pour qu'une autre entreprise aille dépenser ses GES, mais qu'en réalité, si on était allé mesurer à un mètre de profondeur, on se serait peut-être rendu compte que le sol était en émission», illustre la professeure.
Établir un réseau de surveillance
Marie-Élise Samson croit qu'il est primordial pour le Québec d'avoir accès à des données récentes et locales, surtout avec notre climat froid et humide et notre grande variété de sols. «Le gouvernement provincial actuel a lancé il y a quelques années l'Étude sur l'état de santé des sols agricoles au Québec. Les rapports devraient sortir bientôt; ça va être des sources de données pour les chercheurs, pour le futur.»
La professeure rêve que l'on s'inspire de la France, qui a développé un réseau de mesure de qualité des sols à l'échelle nationale. «Ils ont échantillonné aux 10-12 ans 2200 sites de suivi. Ils se bâtissent une bibliothèque d'information sur leurs sols, une ressource inestimable de données pour la recherche.»
Elle et ses collègues coauteurs du rapport Séquestrer du carbone dans les sols agricoles du Québec; concepts, perspectives et défis recommandent pour leur part d'établir un réseau de surveillance des sols.
Ils prônent aussi l'importance de bâtir une expertise en sol dans la province, en formant les étudiants tant au niveau collégial qu'au niveau universitaire. Des travailleurs qui pourront mettre en application les nouvelles méthodes de gestion des sols et accompagner les producteurs dans la transition. Il serait également souhaitable, selon eux, d'élaborer une nouvelle technologie qui permettrait d'abaisser les coûts de mesure du carbone dans le sol pour faciliter les suivis.
«Avec tout ça, ça va être plus facile de développer des politiques provinciales, nationales et internationales qui seront basées sur la science et sur des données vérifiables», conclut la professeure Samson.