On raconte que le 12 avril 1955, à l'annonce de la mise au point du premier vaccin contre la polio – une infection virale qui frappait surtout les enfants et qui laissait souvent des séquelles musculosquelettiques permanentes –, les cloches de nombreuses églises ont résonné à travers toute l'Amérique pour célébrer ce triomphe sur la maladie. Cette période bénie pour les vaccins est révolue. Depuis deux décennies, l'arrivée de chaque nouveau vaccin est accueillie avec méfiance et scepticisme par une partie de la population. Que s'est-il donc produit pour que les vaccins en viennent à susciter davantage de craintes que les maladies qu'ils préviennent, et comment peut-on restaurer la confiance en cette indispensable mesure de santé publique?
Ces questions sont au cœur des travaux que l'anthropologue de la santé, Eve Dubé, mène depuis 2008. Grâce à la Chaire IRSC en santé publique appliquée sur l'anthropologie des enjeux de la vaccination INSPQ-ULaval, elle pourra poursuivre ses travaux sur l'hésitation à la vaccination, un domaine de recherche qui l'a propulsée à l'avant-scène de l'actualité depuis le début de la pandémie de COVID-19.
«Le concept d'hésitation à la vaccination est relativement nouveau, mais l'ambivalence par rapport aux vaccins existe depuis la mise au point du premier vaccin, celui contre la variole, en 1798. Déjà, à l'époque, il y avait de l'opposition et des manifestations contre ce vaccin», rappelle la professeure du Département d'anthropologie, également chercheuse à l'Institut national de santé publique du Québec et au Centre de recherche du CHU de Québec – Université Laval.
Dans les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, les avantages des vaccins ont fait taire une partie des opposants. Grâce au développement de techniques permettant la culture de virus, les scientifiques ont alors mis au point des vaccins contre les principales maladies infectieuses affectant les enfants – la polio, la diphtérie, la rougeole, les oreillons et la rubéole –, au grand soulagement des parents, qui pouvaient enfin écarter le spectre de ces maladies qui planait sur leurs enfants.
Les retombées de ces avancées ont été spectaculaires. Aux États-Unis, par exemple, le nombre de cas de polio est passé de 20 000, en 1952, à moins de 100 à partir des années 1960. Au Canada, le nombre de cas de rougeole, qui se situait entre 300 000 et 400 000 par année au milieu du siècle dernier, a chuté de 99% après l'arrivée du vaccin.
«Le succès de ces vaccins fait en sorte que certaines maladies infantiles sont devenues rares et on ne voit presque plus les dommages qu'elles peuvent causer», souligne la professeure Dubé. Au point où, aujourd'hui, certains parents hésitent à faire vacciner leur enfant parce qu'ils ne voient plus la nécessité de le faire.
L'hésitation à la vaccination a aussi été alimentée par trois événements survenus au cours des dernières décennies, poursuit la chercheuse. Le premier est l'étude d'Andrew Wakefield, parue dans The Lancet en 1998, qui établissait un lien entre le vaccin rougeole-rubéole-oreillons et le risque d'autisme chez l'enfant. «Même si l'étude reposait sur des données falsifiées, que l'article scientifique a été retiré par The Lancet et que ses conclusions ont été démenties à répétition, le mal était fait. Encore aujourd'hui, cette étude circule comme une preuve de la dangerosité des vaccins et de la mainmise de Big Pharma sur la science», analyse la professeure Dubé.
Le second, la pandémie de grippe A (H1N1) de 2009-2010. Le branle-bas de combat déclenché par l'Organisation mondiale de la santé et la couverture média de cette catastrophe appréhendée ont créé une psychose collective. Au bout du compte, ce virus ne s'est pas révélé plus dangereux que celui de la grippe saisonnière. «La majorité de la population québécoise s'est fait vacciner, mais la confiance envers les autorités de santé publique en est sortie ébranlée», croit Eve Dubé.
Le troisième, les vaccins contre la COVID-19. «Le fait qu'on parvienne en moins d'un an à produire des vaccins efficaces contre cette maladie est extraordinaire, souligne-t-elle. Toutefois, la vaccination a été présentée comme la solution pour nous libérer de la pandémie et pour permettre un retour à la vie normale. Ces espoirs ont été déçus. On n'avait pas prévu que des variants qui échappent à la protection conférée par les vaccins allaient apparaître si rapidement, que plusieurs doses de rappel allaient être nécessaires et qu'il allait falloir maintenir les autres mesures de prévention.»
À cela, il faut ajouter le passeport vaccinal qui n'a pas aidé à bâtir la confiance en la vaccination, poursuit Eve Dubé. «Cette mesure coercitive a donné de bons résultats dans l'immédiat sur le taux de vaccination, mais elle a créé un ressac. Il y a eu une polarisation des positions par rapport à la vaccination, amplifiée par Internet, un clivage de la population et une méfiance accrue à l'endroit des autorités de santé publique. Une partie de la population, en particulier les jeunes adultes, a pu se sentir obligée de se faire vacciner. Maintenant qu'il n'y a plus de passeport vaccinal, ces personnes ont décroché. On peut en tirer une leçon. Pour qu'un comportement soit durable, il faut qu'une personne l'adopte de façon réfléchie et volontaire, et il faut qu'il reflète ses croyances et ses valeurs.»
Jusqu'à présent, la controverse au sujet des vaccins contre la COVID-19 n'a pas affecté la couverture vaccinale des jeunes enfants au Québec, se réjouit la professeure. «Plus de 90% des enfants ont reçu tous les vaccins recommandés à l'âge de 2 ans. Ce taux est aussi élevé qu'en Ontario, où une couverture vaccinale complète est obligatoire pour l'entrée à l'école.»
Toutefois, il ne faut pas considérer les réussites des programmes de vaccination comme des acquis, prévient-elle. «Il faut trouver des façons de maintenir la confiance des groupes qui adhèrent à ces programmes et développer de nouvelles stratégies pour rejoindre les groupes pour lesquels les taux de vaccination sont sous-optimaux. C'est sur ces questions que l'équipe de la chaire va travailler au cours des prochaines années.»