Saviez-vous que le Grand Théâtre devait être construit pour souligner le centième anniversaire de la Confédération canadienne? Que des gens ont milité pour le baptiser en l'honneur de Pierre Laporte, ancien ministre des Affaires culturelles? Que Jordi Bonet y travaillait au moment de l'alunissage d'Apollo 11 et qu'il l'a inscrit dans son œuvre de béton? Qu'à une certaine époque, on y présentait un concert combiné à une messe de minuit le 24 décembre? Que Nana Mouskouri y a chanté plus de 55 fois entre 1972 et 2018? Que le Trident doit son nom à ses trois vocations originelles: théâtre de répertoire, le théâtre de recherche et le théâtre pour enfants?
Faits historiques et anecdotes s'entrecroisent dans le collectif Le Grand Théâtre de Québec – L'histoire vivante d'une scène d'exception chez Septentrion, qui sort en librairie le mardi 14 juin.
L'idée a germé à l'heure de l'apéro, il y a quatre ans. L'auteur André Morency voulait célébrer les 50 ans de l'institution et y consacrer un livre, raconte son ami Louis Jolicoeur, écrivain et professeur de traduction et d'interprétation à l'Université Laval. Alors qu'à l'époque, il était vice-doyen à la recherche, à la création et aux études supérieures à la Faculté des lettres et des sciences humaines, il s'est dit qu'il venait de trouver un sens au mot «création» dans son titre. Tous les deux ont commencé à établir les bases de cet ouvrage.
L'objectif était d'en faire un livre de référence, mais agréable à consulter, précise le professeur Jolicoeur. «Gaétan Morency, président-directeur général du Grand Théâtre, nous a montré des exemples de ce qu'il ne voulait pas», dit-il en parlant de manuscrits académiques plutôt froids et gris. Ici, les 396 pages en couleurs regorgent d'information et d'érudition, le tout rythmé de photos d'archives, de découpes de journaux et de témoignages sentis d'artistes qui ont foulé les scènes et rempli les murs de l'édifice du boulevard Saint-Cyrille, devenu René-Lévesque.
Plusieurs auteurs invités viennent de l'Université Laval. Pour le professeur Jolicoeur, codirecteur du collectif, il était tout naturel que des collègues de sa faculté participent à ce projet. «Tout passe toujours par le Grand Théâtre. C'est un carrefour de la culture!»
Il a sorti de la retraite les professeures Irène Roy et Chantal Hébert, qui ont marqué des générations d'étudiants de théâtre. «L'affaire avec des filles comme ça, c'est qu'elles ont tout vu! Elles y ont amené leurs étudiants pendant des années. Avoir des gens avec de l'expérience et un recul historique, pour nous, c'était épatant.»
Sur fond de conflits politiques
S'il a revécu des pièces auxquelles il ne pensait plus, Louis Jolicoeur a énormément appris en révisant les textes. Notamment, dans le chapitre de Jonathan Livernois, professeur de littérature et spécialiste des enjeux politiques et culturels qui ont traversé le Québec post-Révolution tranquille, et dans celui du professeur Jean-Pierre Sirois-Trahan, écrit à quatre mains avec Sébastien Hudon de la Bande Vidéo, à propos de la murale de Jordi Bonet et de l'inscription controversée de Claude Péloquin. On nous explique même deux façons de lire ce poème: «Vous êtes pas écœurés/De mourir/Bande de caves!/C'est assez!».
«La culture, c'est vraiment politique. J'ai été étonné de voir tous les conflits à la naissance du Grand Théâtre. J'ai vraiment compris à quel point il y avait des silos de pensée qui se sont heurtés. On n'était pas loin de Duplessis. C'était encore de vieilles réactions culturelles, où on disait que ça coûtait trop cher. Il y en avait qui étaient pour, d'autres qui étaient contre. On a oublié ça aujourd'hui. Il y a quelques années, on se disputait pour savoir si on devait construire ou non le Centre Vidéotron, mais il y a quand même un consensus sur l'importance de la culture», analyse Louis Jolicoeur.
En remontant 50 ans en arrière, l'heure était aux querelles politiques, au développement de la culture et de l'identité québécoise, au développement urbain, avec la démolition d'un quartier en trame de fond. Le Grand Théâtre a finalement été inauguré en 1971, quatre ans après le centenaire de la Confédération.
Ouverture sur le monde
L'institution a toujours appuyé la culture locale. Les grands noms d'ici ont foulé les planches, d'Yvon Deschamps à Robert Charlebois. Mais elle n'est pas qu'un produit «québéco-québécois», souligne le professeur Jolicoeur. Sa première réaction a été de constater à quel point le Grand Théâtre a reçu du monde de partout et dans tous les domaines: musique, théâtre, danse, humour. «André Morency voulait justement contrer ce discours qu'on entend des fois. On n'est pas si provincial que ça.»
Le dramaturge Robert Lepage signe d'ailleurs la préface du livre, où il raconte un spectacle marquant de son adolescence: le groupe anglais Genesis, le 6 avril 1973, à la salle Louis Fréchette, avec un certain Peter Gabriel. L'étincelle qui l'a incité à faire du «théâtre progressif qui rocke». «On voit l'impact que ça a eu sur sa carrière. Leurs chemins se sont recroisés 18 ans plus tard, à Londres. Wow! Ça c'est l'exemple de Robert Lepage, mais combien d'artistes ont pu être influencés par ce qu'ils ont vu au Grand Théâtre?», demande Louis Jolicoeur, qui était aussi dans la salle ce même soir d'avril 1973.
André Morency a écrit les quelque 150 pages sur la musique populaire, aidé du directeur de la programmation du Grand Théâtre, Michel Côté. « Le bureau de Michel, c’est invraisemblable. Il y a des piles de lettres d’artistes de partout dans le monde, des affiches partout. Il faut tasser des affaires pour voir son visage », rigole le professeur Jolicoeur.
Pour les 50 prochaines
Ce riche maillage culturel est au cœur du Grand Théâtre. « Il faut que les gens se reconnaissent, mais en même temps, il faut qu’on les pousse un petit peu à la limite et qu’ils aient l'audace d'aller voir ailleurs, d’explorer. Cet équilibre très délicat a été conservé toutes ces années et je souhaite qu’il puisse continuer dans les 50 prochaines », indique Louis Jolicoeur.
Pour la postérité, il souligne l’écrin de verre qui est venu protéger l’édifice conçu par l’architecte Victor Prus et la murale qui fait corps avec lui à l’intérieur. Le maître d’œuvre de cet ajout, l’architecte Eric Pelletier, signe un chapitre à ce sujet. « C’est une révolution architecturale. Ça vient ajouter à la beauté démocratique du lieu, une beauté qui donne envie d’en faire partie et non seulement de la contempler », lance le professeur Jolicoeur comme une invitation.