L'entrevue s'est déroulée à l'Îlot Balmoral, au cœur du centre-ville de Montréal, où l'Office national du film du Canada (ONF) a établi ses pénates récemment. Cet organisme, Marie-Josée Saint-Pierre le connaît bien. D'abord parce qu'elle a collaboré avec l'ONF pour la production de pratiquement tous ses films. Mais aussi pour les besoins de ses recherches universitaires qui font appel aux archives de l'établissement.
Marie-Josée Saint-Pierre est l'auteure d'une thèse de doctorat sur l'apport des femmes au cinéma d'animation à l'ONF. Le 9 mai, elle donnera une communication sur le sujet dans le cadre d'un colloque au 89e Congrès de l'Acfas, en plus de procéder au lancement d'un livre aux Presses de l'Université de Montréal.
Si l'ouvrage décortique un corpus d'œuvres produites entre 1939 et 1989, sa thèse porte plus particulièrement sur les années 1970, période phare pour le cinéma d'animation au féminin. «Avant 1970, il était difficile pour les femmes de faire des films, leur rôle dans l'industrie étant le reflet de leur fonction dans la société, soit davantage des postes subalternes que décisionnels. Avec l'arrivée des revendications liées à la deuxième vague féministe, les gouvernements ont commencé à leur donner plus de place sur le marché du travail. L'ONF étant un organisme fédéral, il a permis à de nombreuses femmes de faire des films en réalisation ou en coréalisation», dit celle qui enseigne l'animation à l'École de design de l'Université Laval.
Si elle s'est tournée vers ce sujet de recherche pour sa thèse, c'est pour sortir de l'ombre ces pionnières qui ont pavé la voie aux réalisatrices d'aujourd'hui. «Le grand public connaît Norman McLaren, Frédéric Back et d'autres créateurs masculins, mais très peu les femmes qui ont marqué cet art, se désole la professeure. L'une des raisons qui expliquent cette lacune est le manque de rayonnement. Peu de prix prestigieux sont remis à des femmes cinéastes. De plus, l'écriture de l'histoire, on le sait, est portée à occulter la place des femmes.»
Marie-Josée Saint-Pierre donne en exemple Evelyn Lambart (1914-1999). Première animatrice à joindre les rangs de l'ONF, cette diplômée de l'Université de l'École d'art et de design de l'Ontario est surtout connue pour avoir été l'assistante de Norman McLaren. Il n'en demeure pas moins qu'elle a réalisé elle-même plusieurs films dignes d'intérêt.
Autre grande oubliée de l'histoire: Lotte Reiniger, à qui on doit la technique d'animation de silhouettes en papier découpé.
Bettina Maylone, pour sa part, avait recours aux arts textiles pour créer des œuvres uniques.
Cinq films à découvrir
Dans sa longue liste de films à voir à tout prix, Marie-Josée Saint-Pierre cite A Token Gesture, Folksong Fantasy et Le corbeau et le renard, chacun pour différentes raisons.
La chercheuse apprécie aussi ces deux courts métrages de Clorinda Warny, Petit bonheur et Premiers jours, dans lesquels la cinéaste explore les thèmes de la maternité et de la sexualité.
L'ONF, précieux partenaire
Tout au long de ses recherches dans les archives, Marie-Josée Saint-Pierre a eu le soutien de l'ONF. Pour Julie Roy, directrice générale, création et innovation à l'ONF, il allait de soi de collaborer à ce projet.
Avec Marie-Josée Saint-Pierre, Julie Roy est l'une des rares chercheuses à avoir creusé la question de la place des femmes dans le cinéma d'animation. En plus de ses activités à l'ONF, elle a réalisé un mémoire sur Michèle Cournoyer et signé plusieurs articles sur l'histoire de cette industrie au Québec.
Avec sa conférence à l'Acfas et la publication de son livre, Marie-Josée Saint-Pierre espère inciter le grand public à s'intéresser à l'œuvre des femmes cinéastes. «Ces films offrent un regard différent et très pertinent sur la société de l'époque. Grâce à l'ONF, nous avons accès gratuitement à une myriade d'œuvres en ligne. Ce site Web est une mine d'or pour découvrir ou redécouvrir notre histoire et notre culture.»
Et aujourd'hui, la place des femmes, qu'en est-il?
Productrice, réalisatrice et scénariste indépendante, Marie-Josée Saint-Pierre incarne bien le vent de changement qui frappe l'industrie du cinéma d'animation. Son parcours, impressionnant, comprend une sélection à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes et une cinquantaine de prix, dont deux prix Jutra, un prix Gémeaux et un prix Écrans canadiens.
Celle qui enseigne à l'Université depuis 2020 aimerait voir davantage de réalisatrices prendre la relève. «Sur les bancs d'école au Québec, 50 à 60% des étudiants en cinéma sont des femmes alors que sur le marché du travail, cette proportion n'atteint que 30%. Le milieu de l'animation semble plus paritaire que celui du documentaire ou de la fiction; de plus en plus de femmes ont accès à l'industrie, mais il reste beaucoup de chemin à faire. Entre autres, jamais une femme n'a gagné l'Oscar du meilleur film d'animation, à part pour des œuvres en coréalisation.»
Les établissements d'enseignement, comme tant d'autres acteurs, ont un rôle à jouer pour assurer un meilleur équilibre dans cette industrie, selon elle. «L'éducation est importante pour mettre en valeur des modèles féminins forts. Il faut que les femmes connaissent leur histoire et se reconnaissent. Par rapport aux décideurs, ils doivent implanter des mesures paritaires sur le long terme. Ça prend des femmes et des hommes à tous les niveaux, notamment sur les jurys et parmi les professeurs d'université, pour atteindre l'égalité», conclut la professeure.
Marie-Josée Saint-Pierre sera à la Cinémathèque québécoise le 14 mai, à 17h30, pour une séance de signature de son livre. Cette activité est organisée dans le cadre des Sommets du cinéma d'animation.