Tout pelleteur expérimenté vous le dira. La neige folle est un charme à déblayer. La neige compacte est un adversaire plus coriace. Et s'attaquer à de la neige mouillée transformée par l'arrivée d'un front froid équivaut à pelleter du roc. Quand vient le temps d'ouvrir un chemin dans la neige, notre vécu s'apparente beaucoup à celui des lemmings, suggère une étude publiée dans Ecosphere. Toutefois, contrairement à nous, lorsque ces petits mammifères arctiques font face à une neige durcie par des épisodes de pluie ou de dégel-regel, leur survie pourrait être en jeu.
C'est ce que démontrent des chercheurs du Centre d'études nordiques de l'Université Laval (CEN) et leurs collaborateurs, qui ont étudié l'effet de la structure de la neige sur la vitesse de creusage de tunnels par des lemmings. Rappelons que ces petits mammifères vivent plus de huit mois par année dans des réseaux de tunnels qu'ils creusent dans la neige. Ils les utilisent pour se déplacer, trouver leur nourriture et se reproduire.
«Nous ne connaissons pas encore très bien les détails de leur biologie reproductive hivernale, mais il arrive que les populations de lemmings soient basses lorsque nous quittons l'île Bylot au mois d'août et qu'elles soient élevées à notre retour le printemps suivant», raconte la doctorante Mathilde Poirier, du Département de biologie et du CEN.
Afin de déterminer comment les caractéristiques de la neige affectent le comportement de creusage de tunnels par ces petits mammifères, l'étudiante-chercheuse et quatre autres chercheurs ont capturé quelques lemmings près d'Ikaluktutiak (Cambridge Bay) au Nunavut à la mi-août 2019 et ils les ont soumis à une série de tests dans les laboratoires de la Station canadienne de recherche dans l'Extrême-Arctique, située dans ce village.
Les chercheurs ont d'abord installé les lemmings dans une chambre froide où la durée d'illumination a été progressivement réduite de 16 heures à 3 heures sur une période de trois mois pour simuler l'arrivée de l'hiver. Une fois l'acclimatation réussie, les lemmings ont été placés dans des boîtes d'observation dans lesquelles les chercheurs avaient recréé différentes conditions de neige, notamment celles produites par des épisodes de dégel-regel ou de pluies hivernales. Placés dans de telles conditions, les lemmings creusent spontanément des tunnels.
Les images captées lors de périodes d'observation de 30 minutes montrent que la vitesse de creusage des tunnels et les efforts requis pour progresser varient énormément selon la densité et la dureté de la neige. Ainsi, dans une neige peu dense, les lemmings peuvent creuser 40 centimètres de tunnel à la minute, mais cette vitesse est quatre fois moindre lorsque la densité de la neige double.
«Dans une neige dont la structure s'apparente à celle résultant d'épisodes de pluie ou de dégel-regel, les lemmings consacrent davantage de temps au creusage, mais dans 50% à 75% du temps, ils n'arrivent pas à avancer. De plus, ils doivent recourir à leurs dents pour briser la neige durcie alors qu'ils creusent normalement avec leurs pattes», précise Mathilde Poirier.
En raison des changements climatiques, la fréquence des épisodes de pluie et de dégel-regel est en hausse dans certaines régions de l'Arctique, et les modèles prévoient que cette tendance risque de s'accentuer. «Cela signifie que les lemmings devront dépenser plus d'énergie pour se déplacer pendant une bonne partie de l'année. La situation sera encore plus délicate si leur nourriture se retrouve encapsulée dans la glace à la suite de ces épisodes», poursuit l'étudiante-chercheuse.
L'énergie supplémentaire requise pour se déplacer en hiver et la potentielle inaccessibilité de la nourriture emprisonnée dans la glace réduiront d'autant l'énergie que les lemmings pourront consacrer à leur survie et à leur reproduction, analyse Mathilde Poirier. «Les populations de lemmings pourraient en souffrir. Tout comme les populations de prédateurs qui s'en nourrissent.»
Les autres auteurs de l'étude publiée dans Ecosphere sont Gilles Gauthier et Florent Domine, de l'Université Laval, Dominique Fauteux, du Musée canadien de la nature, et Jean-François Lamarre, de Savoir polaire Canada.