
Stéphane Ledien
— Dola Communications (retouches: Cédric Tanguy Design)
Un tueur en série qui prend un malin plaisir à narguer la police, des enquêteurs incompétents ou corrompus, un braquage ou un enlèvement qui tourne mal: avec tous ses clichés, le roman noir serait-il un genre redondant dénué de toute créativité?
Doctorant en études littéraires et créateur du cours Écriture du roman policier à l’Université Laval, Stéphane Ledien n’est pas de cet avis. «Il y a cette idée dans le milieu universitaire et celui de la création littéraire que le roman noir est une forme très codée qui induit une écriture pas aussi travaillée que, par exemple, dans la littérature contemplative ou poétique. Selon moi, on peut encore renouveler le genre et innover sur le plan linguistique et stylistique avec le roman noir.»
Stéphane Ledien consacre ses recherches doctorales à ce sujet. Il signe un article dans le dernier numéro de la prestigieuse Revue critique de fixxion française contemporaine. Son étude s’intitule «Le roman noir français du XXIe siècle, espace du nouveau désordre mondial et des rapports de méfiance radicale». «En gros, je m’intéresse à comment la nouvelle génération du roman noir français, celle qui a succédé au néo-polar, est en totale rupture avec la génération précédente. On remarque chez ces auteurs un brouillage des cartes; sur le plan des narrateurs, nous ne sommes plus dans le clan de ceux qui pensent ou agissent bien ou du côté de ceux qui vont défendre le faible, l’opprimé, le pauvre.»
Les nouveaux romans noirs mettent en scène des figures plus ambiguës. Les personnages, tiraillés entre le bien et le mal, se livrent parfois à des comportements douteux. C’est le cas, par exemple, dans Black Blocs, un livre d’Elsa Marpeau, dans lequel une chercheuse en physique joint un groupuscule d’anarchistes après avoir découvert que son conjoint décédé en était le dirigeant. On peut aussi penser au personnage de Stanko, un ancien skinhead exécuteur des basses œuvres d’un parti d’extrême droite dans Le Bloc, de Jérôme Leroy.
«Ces auteurs explorent des univers assez sombres qui montrent l’envers du décor, la face cachée de certaines communautés ou façons de faire. Des conflits d’autorité ont lieu entre les personnages, mais aussi entre le narrateur et ses personnages. Par moment, on a l’impression que le narrateur se désengage de ce que pensent ou font les personnages», explique le doctorant.
Le roman noir dans la peau
Stéphane Ledien et le roman noir, c’est une longue histoire d’amour. Il a découvert ce genre alors qu’il étudiait en littérature à l’université Paris-Sorbonne. D’abord, il s’est initié au néo-polar, avec des auteurs français comme Jean-Patrick Manchette et Jean-Bernard Pouy, puis s’est tourné vers les grands classiques américains – Dashiell Hammett, Raymond Chandler, James Ellroy et Joseph Wambaugh, entre autres.
Aujourd’hui, il se décrit comme un militant du roman noir. «Cela fait 25 ans que je m’intéresse à cette littérature. À force de lire des romans noirs, j’ai eu envie d’en écrire. C’est un genre qui m’accapare. Je suis hanté par le texte du noir, à la fois comme auteur, chercheur et lecteur. Mon rapport à cette littérature est viscéral d’un côté et cérébral de l’autre», dit-il.
En plus de nombreux articles scientifiques, Stéphane Ledien est l’auteur de quatre ouvrages de fiction, dont le roman Sur ses gardes et le recueil de nouvelles Des trains y passent encore. On peut aussi lire ses nouvelles sur le site du Crachoir de Flaubert, où il est en résidence de création tout l’été. Il travaille actuellement sur la suite de Sur ses gardes, en plus de terminer un roman noir qui portera sur la corruption dans l’industrie de la construction au Québec.
L’auteur ne manque pas d’idées pour la suite. «Comparé au reste de la Francophonie, le Québec pratique davantage le thriller, le roman policier et le polar, mais un peu moins le roman noir. Je pense qu’on peut aller plus loin, non seulement du point de vue formel, mais aussi dans les thèmes abordés. Le roman noir permet d’explorer les travers de notre société nord-américaine, que ce soit le crime organisé, la corruption, les panama papers, le financement illégal de partis politiques ou l’écoterrorisme. Ce sont là des sujets explorés par des auteurs français, mais peu exploités au Canada.»
Des chefs-d’œuvre à dévorer
À notre demande, Stéphane Ledien a ciblé trois auteurs de roman noir à découvrir. Il s’agit de Dominique Manotti, Antoine Chainas et Elsa Marpeau.
Devenue écrivaine sur le tard, Dominique Manotti est militante politique depuis la fin des années 1950. Son premier roman, Sombre Sentier, publié en 1995, est inspiré d’un milieu qu’elle connaît bien, celui des travailleurs clandestins. Elle a aussi écrit sur les thèmes de la spéculation immobilière (À nos chevaux), des implications politiques et économiques dans le monde du football (KOP) et de la corruption et du commerce des armes (Nos fantastiques années fric). «Dominique Manotti est en quelque sorte une auteure transitoire entre l’ancienne génération et la nouvelle, bien qu’elle rejoint davantage la nouvelle par son approche formelle. Elle est un peu le James Ellroy à la française. On sent l’influence de l’auteur américain dans son écriture. Manotti s’inspire de faits divers et de données bien précises. Elle est sans conteste une figure importante du genre.»
Son deuxième choix, Antoine Chainas, est connu pour ses romans policiers. Il est l’un des principaux auteurs de la populaire collection Série noire. «Dans chacun de ses livres, il présente des milieux sombres, souterrains ou méconnus du grand public: les dessous des centrales nucléaires, les pulsions sexuelles ou les tabous de la société, comme la violence, la militarisation, la sécurisation extrême et le racisme. Son dernier roman, Empire des chimères, est une brique aux frontières du fantastique dans laquelle il explore la question des mondes parallèles. C’est un roman absolument génial avec une écriture très organique.»
Enfin, comme troisième auteure, Stéphane Ledien a jeté son dévolu sur Elsa Marpeau. En France, elle est reconnue pour la série télévisée Capitaine Marleau, qu’elle a scénarisée. On lui doit aussi plusieurs romans noirs, dont Son autre mort, qui vient de sortir. «Dans Et ils oublieront la colère, son meilleur roman à ce jour, elle fouille la période sombre de la Libération. Ce livre, qui navigue entre présent et passé, rappelle comment des plaies mal refermées de l’histoire française peuvent resurgir. Marpeau est une auteure chez qui la forme a beaucoup d’importance. On pourrait écrire une thèse de 500 pages sur les figures, les métaphores et le rythme des phrases dans ses romans.»