
Comment peut-on expliquer la décision des grands jurys de ne pas accuser ces policiers qui semblent pourtant avoir fait usage d'une force excessive?
Le grand jury, procédure instaurée au 14e siècle en Angleterre pour protéger les personnes innocentes du zèle de la poursuite, existe au niveau fédéral américain et dans une vingtaine d'États encore. Ses fonctions consistent à enquêter et à procéder à la mise en accusation, soit l'inculpation. Manifestement, dans les deux cas qui nous intéressent, c'est la fonction «inculpation» qui a été mal remplie. La procédure explique peut-être le fait que les deux policiers n'aient pas été accusés. Il faut savoir que la preuve est présentée par le district attorney, autrement dit le procureur, et que le grand jury ne statue pas selon un standard de preuve hors de tout doute raisonnable. Le procureur demande au grand jury s'il faut accuser cette personne-là de ce crime-là selon des inculpations qu'il a lui-même choisies. Dans le cas d'Eric Garner à Staten Island, par exemple, le procureur a décidé de poursuivre pour homicide plutôt que de considérer l'inculpation de mise en danger d'autrui par une négligence causant la mort. Il a jugé qu'il n'y avait pas assez de preuves pour inculper les policiers et il ne les a donc pas proposées au grand jury. Vous savez, les services du procureur travaillent tous les jours avec la police…
Selon vous, faudrait-il revoir la structure du grand jury?
L'une des critiques formulées à l'endroit du processus criminel américain, c'est qu'on assiste à une faillite de la démocratie locale. Les jurys ne sont pas représentatifs de la communauté où a eu lieu le crime. Ce système ressemble à celui en vigueur au Sud des États-Unis au 19e siècle, où il y avait une surreprésentation des Blancs aux dépens des Noirs, la minorité négligée. Les membres du grand jury sont choisis par tirage au sort à partir des listes électorales et les avocats n'ont pas droit à la récusation. En général, la population blanche vit en banlieue, tandis que les Afro-Américains, des gens qui s'inscrivent moins sur les listes électorales, sont au centre-ville. Certains voudraient que le grand jury représente mieux la population qui habite près du lieu du crime, que les gens soient jugés par des personnes qui leur ressemblent. La classe moyenne bourgeoise ne connaît pas la réalité du Noir du centre-ville qui s'adonne au trafic de stupéfiants. Les Blancs le voient surtout comme une menace. Si les membres du jury habitaient au moins dans le même quartier, ils comprendraient mieux ce que vit la personne en cause, et on aurait des résultats plus justes. Comment expliquer que 40% des prisonniers soient des Afro-Américains alors qu'ils ne représentent que 12 à 13% de la population aux Etats-Unis? Le grand jury est un système censé protéger les personnes innocentes, mais, en même temps, on sait que le grand jury a l'inculpation facile. Selon l'expression consacrée à New York, il pourrait même inculper un club sandwich!
La polémique actuelle pourrait-elle conduire à une réforme du système judicaire?
Cela fait longtemps qu'on tire le signal d'alarme. William Stuntz, un ancien professeur de l'Université Harvard, plutôt conservateur, a écrit un merveilleux ouvrage à ce sujet, publié de façon posthume. Son livre The Collapse of American Criminal Justice a fait beaucoup de bruit. Il y dénonce les inégalités que subissent les Afro-Américains et la faillite du système judicaire. Faire des réformes se révèle, cependant, très compliqué. Par exemple, pour changer le grand jury, il faut modifier le Bill of Rights, la Déclaration des droits des Américains, car il s'agit du cinquième amendement. Cependant, il serait possible de ne pas tout revoir et d'inclure une représentation de la famille de la victime dans le processus afin qu'elle puisse présenter sa preuve, tout comme le prévenu. Par ailleurs, cela fait longtemps que des porte-parole demandent une nouvelle lecture des procédures policières. Il faut que l'on puisse discuter sereinement de l'arrestation, de la mise en accusation, de la divulgation et de l'accès à la preuve. Lorsque cela se passe devant le grand jury, c'est le procureur qui présente sa version et qui fait un résumé de la preuve. Il dit ce qu'il veut puisqu'il agit comme conseiller juridique.