
Dans son texte, Alain Faucher relève les paradoxes du message promotionnel gouvernemental portant sur le projet de Charte. La première phrase du message affirme le caractère sacré de lieux comme la synagogue, ou de livres comme la Bible, alors que la seconde phrase affirme le caractère sacré que revêt, au Québec, l’égalité entre les hommes et les femmes et la neutralité religieuse de l’État. «À première vue, affirme Alain Faucher, c’est une stratégie habile. Le gouvernement ne s’attaque pas aux religions. Il constate l’aspect sacré de leurs éléments visibles.» Celui-ci s’élève toutefois contre le fait d’attribuer le mot «sacré» à des notions comme l’égalité et la neutralité, «dont plusieurs arrivants n’ont aucune idée tangible».
Pour sa part, Anne Fortin croit que la présence même des signes religieux semble poser problème. «La seule vue d’un signe religieux, explique-t-elle, constituerait une menace, un appel ostentatoire à la conversion. Mais qu’est-ce qu’un signe pour qu’il possède de tels “pouvoirs”?» Dans le débat actuel, il semblerait que les signes agiraient par eux-mêmes et qu’ils seraient capables de convertir, d’influencer ou d’enlever toute impartialité.
Selon Anne Fortin, les signes religieux n’ont pas la même importance pour toutes les religions. Le christianisme est une religion intérieure pour laquelle les marques extérieures sont secondaires. «Cependant, poursuit-elle, pour le judaïsme et l’islam, les signes religieux sont inhérents à la communauté sociale de mœurs et de règles. Les interdire n’a donc pas la même signification pour tous.» Elle ajoute que l’interdiction de ces signes devient un symptôme de l’uniformisation du point de vue chrétien et du refus du pluralisme.
Guy Jobin estime que le projet de Charte contient de nombreux présupposés contestables, notamment l’idée que l’État est un espace uniforme, un seul espace commun. «Le débat sur le port des signes religieux ostentatoires, dit-il, doit tenir compte de la fonction des différents espaces qui composent l’État d’une société démocratique.» Le professeur remet en question la pertinence d’un interdit qui toucherait, par exemple, un employé des services informatiques d’un ministère à vocation économique. Selon lui, les espaces étatiques qui ne sont pas à vocation délibérative et législative ne doivent pas être soumis aux mêmes restrictions que les espaces politiques.
Pour Robert Mager, le projet de Charte des valeurs québécoises s’appuie sur une vision «profondément négative» de la religion, de toute religion, de l’expérience religieuse elle-même et des institutions qui les incarnent. «Cette vision se situe au carrefour d’une idéologie de la laïcité stricte, d’une mémoire historique blessée et de sentiments antimusulmans aiguillonnés par l’actualité», indique-t-il.
Tout en dénonçant le sentiment «antireligieux» qui traverse le projet de Charte, le professeur Mager ne nie pas qu’il y ait dans les religions des réalités contestables. La violence et le patriarcat traversent les religions. Il s’insurge cependant contre le fait que le projet laïciste «caricature» les religions et en masque l’importance fondamentale pour la majorité des groupes humains. «Les religions sont aussi des lieux où se travaillent des identités, des solidarités, des éthiques, des projets d’avenir», souligne-t-il.
Le chargé d’enseignement Étienne Pouliot se demande si raison et religion sont incompatibles. Selon lui, la réponse se trouve dans la tradition occidentale, à la fois théologique et philosophique.
Au 13e siècle, Thomas d’Aquin, dominicain et docteur de l’Église, comptait sur la raison pour comprendre sa foi et l’expliquer d’une manière qui ne soit plus strictement méditative. Au 18e siècle, Emmanuel Kant, le penseur-philosophe, croyait qu’«une rationalité ouverte ne peut et ne doit pas éviter la religion, ni éclipser sa place et son rôle». Un siècle plus tard, Friedrich Nietzsche mettra croyants et athées dos à dos. Il fustigera l’athéisme moderne sous toutes ses formes et lui révélera qu’il n’est pas si athée. Pour Étienne Pouliot, «nous sommes capables, encore aujourd’hui, de concilier raison et religion».
Gilles Routhier met en lumière une distinction capitale que le débat actuel ne prend pas en compte: celle que les personnes peuvent exprimer leurs convictions religieuses au nom d’un droit fondamental reconnu par toutes les chartes des droits. Toutefois, ce droit à la liberté religieuse peut être limité si, dans son exercice, on en vient à contrevenir au bon ordre public ou au bien commun. «Dans le cas qui nous occupe, soutient-il, on n’a pas fait la démonstration que la neutralité de l’État est menacée et que, en conséquence, on doit limiter l’expression religieuse en éliminant les signes portés par les personnes pratiquantes qui agissent dans les domaines public et parapublic.»
Réflexions sur la Charte des valeurs