
Marie France Labrecque: «Les assassins savent que, s'ils tuent une femme de Ciudad Juárez, l'État ne fera pas grand-chose».
— Marc Robitaille
Touchée par l’ampleur de ce drame, la professeure en anthropologie de l’Université Laval et spécialiste du Mexique Marie France Labrecque analyse, dans le livre Féminicides et impunité. Le cas de Ciudad Juárez (éditions Écosociété), le contexte social et économique qui entoure les meurtres perpétrés envers des femmes, toutes pauvres et le plus souvent jeunes, dont les cadavres violés et mutilés sont laissés sur des terrains vagues. Des crimes qui restent pour la plupart non résolus. L’anthropologue parle ici d’un «féminicide» qui prendrait ses racines dans une société et un État à l’idéologie patriarcale qui accorde peu de valeur à la vie de ces femmes pauvres, migrantes, souvent sans famille.
Surmasculinité et irresponsabilité
«Ces féminicides sont différents de ceux que l’on commet ailleurs au Mexique, affirme la professeure. Ses causes structurelles sont les cartels et les maquiladoras», des organisations qui reposent sur une domination masculine. «C’est une ville où il y a une grande concentration d’armes, surtout depuis l’arrivée de militaires envoyés par Felipe Calderón en 2009. Il y a une surmasculinité qui envenime les choses et qui a connu son paroxysme en 2010.»
Les maquiladoras exercent elles aussi leur lot de violence envers les femmes en leur faisant subir des violations (test de grossesse à l’embauche, discipline et conditions de travail éprouvantes) qui ne sont pas contrées par l’action des syndicats à la solde des employeurs. Sans compter que «la présence de ces entreprises transnationales qui ne paient pas d’impôt entraîne une irresponsabilité “corporative”», souligne Marie France Labrecque. Résultat, après 19 ans de féminicide, le déficit d’infrastructures de la ville en fait toujours un «immense piège urbain» pour les ouvrières pauvres qui doivent marcher de longues distances pour se rendre dans les zones industrielles puisque les transports publics ne desservent pas les rues non pavées et non éclairées de leur quartier.
Choquante impunité
La lecture du livre permet de constater la rapidité du système judiciaire à bâcler les enquêtes, laissant ces meurtres le plus souvent irrésolus, donc impunis. Pour justifier leur apathie, les autorités banalisent les victimes, disant que ce sont des femmes de rien qui vont s’amuser le soir après avoir travaillé ou encore des prostitués. «Les assassins savent que, s’ils tuent une femme de Ciudad Juárez, l’État ne fera pas grand-chose. Il n’y a pas de garde-fou», précise l’anthropologue.
Cette impunité est renforcée par la confusion entre les paliers du pouvoir juridique et la rivalité entre ceux des forces de l’ordre qui se renvoient la balle plutôt que de coopérer. «La corruption et la collusion des policiers et des narcotrafiquants ne permettent pas l’État de droit au Mexique, déplore la professeure. Et la police gagne une misère…»
Reste la société civile, dont ces mères éprouvées qui n’ont pas accès à la justice et qui pressent les instances internationales d’intervenir. D’importants mouvements sont nés, dont celui de 2001 qui a réuni plus de 300 organisations et dont la campagne «Halte à l’impunité, pas une morte de plus» (Alto a la impunidad, ni una muerta más) a connu un grand retentissement. Si ces actions ont alerté la communauté internationale sur le déni de justice et le manque de mesures réparatrices de l’État envers les victimes, elles restent cependant trop fragmentées et ponctuelles pour être réellement efficaces, rapporte la chercheuse.
Même si elle qualifie la situation présente d’impasse, Marie France Labrecque n’en souhaite pas moins voir apparaître une plus grande justice sociale et une meilleure distribution de la richesse dans ce pays de toutes les inégalités. «On voit des gros VUS, des Mercedes en nombre incroyable. À côté, des gens peinent pour arriver et doivent cumuler deux à trois emplois. Sans solidarité familiale, plusieurs ne s’en sortiraient pas.»