
Autres temps, autres pratiques publicitaires: une pub pour le tabac lancée aux États-Unis dans les années 1950.
Il a fallu 14 ans d’acharnement à une fumeuse de Rimouski, Cécilia Létourneau, pour faire accepter son recours collectif au nom des 1,8 million de Québécois, victimes selon elle d’une dépendance à la nicotine voulue par les fabricants canadiens. Elle réclame donc 10 000 $ pour chacune de ces personnes. Jean-Yves Blais, qui a subi un cancer lié au tabagisme, part en guerre pour sa part contre ces mêmes fabricants, Imperial Tobacco, Rothmans, Benson & Hedges et JTI-Macdonald, au nom des 90 000 fumeurs qui ont eu un cancer du larynx, du poumon ou souffrent d’emphysème. Montant demandé: 105 000 $ pour chacun de ces malades. Facture totale exigée des cigarettiers pour les deux procès: 27 milliards de dollars.
Ce montant semble très théorique aux yeux de Daniel Gardner qui serait très surpris qu’un règlement hors cours dépasse 15 à 20 % de ce montant. Il prédit que les procès pourraient prendre au moins deux ans en Cour supérieure, puis, avec l’appel possible et le recours à la Cour suprême, toute cette affaire risque de durer jusqu’en 2017 ou 2018. Les fabricants de cigarettes ont intérêt à faire durer le plaisir puisqu’ils continuent pendant ce temps à vendre leur produit et à faire des profits, d’autant plus que leurs frais juridiques sont déductibles d’impôt…
De leur côté, les requérants, appuyés par le Conseil québécois sur le tabac et la santé et l’Association canadienne contre le cancer, espèrent bien profiter de ces procès pour remettre en cause la légalité de ce produit hautement dangereux. Depuis la mégapoursuite intentée en 1998 par 47 États américains contre les multinationales du tabac, on sait que l’industrie a sciemment modifié la composition des cigarettes pour accroître la dépendance des fumeurs. Il va falloir maintenant prouver que les filiales canadiennes appliquaient la même recette ici, et que c’est vraiment l’introduction de produits favorisant la dépendance qui explique que certains consommateurs s’avèrent incapables de cesser de fumer, même s’ils connaissent le danger de la cigarette. De son côté, l’industrie du tabac va plaider qu’il s’agit de choix individuels, que des millions de Canadiens ont cessé de fumer au cours des années et que tout complot machiavélique de l’industrie pour assujettir les fumeurs relève du pur fantasme.
Prouver la mauvaise conduite
Pour Fernand Turcotte, professeur retraité de la Faculté de médecine qui lutte depuis des années contre le tabagisme, les fabricants de tabac vont sans doute utiliser certaines techniques de défense mises en œuvre aux États-Unis durant la mégapoursuite du Minnesota. Il cite l’exemple des recherches historiques visant à prouver que cela fait plusieurs décennies que les fumeurs connaissent le potentiel dangereux de la cigarette. «L’historien Jacques Lacoursière a été embauché par l’industrie du tabac pour démontrer que, dès les années 1960, les quotidiens québécois publiaient des vignettes mettant en garde contre le danger de fumer, signale Fernand Turcotte. Pourtant, en même temps, les grands organismes médicaux étaient financés par cette industrie et les magazines médicaux faisaient la promotion de la cigarette.»
Aux yeux de ce fervent pourfendeur du tabagisme, les deux procès qui s’ouvrent vont susciter beaucoup de débats sur la légalité d’un produit dangereux. «Le législateur pourrait considérer la diminution de points de vente ou des obstacles additionnels pour acheter des cigarettes», anticipe Fernand Turcotte. Un avis que partage Daniel Gardner. Même si le gouvernement n’a pas besoin d’un jugement pour imposer certaines contraintes aux fabricants de cigarettes comme la limitation de produits favorisant la dépendance, les citoyens les accepteront mieux si un procès prouve la mauvaise conduite des cigarettiers. Des cigarettiers que l’on va sans doute retrouver bientôt accusés dans un autre procès. Le gouvernement du Québec enclenchera, avant juin 2012, une poursuite judiciaire contre l’industrie du tabac afin de lui faire payer les frais médicaux associés aux maladies liées au tabagisme.