
Freida Pinto dans You Will Meet a Dark Tall Stranger
— Sony Pictures
«Ce film met en perspective un réel paradoxe», estime Marie-Denyse Boivin, psychologue et professeure au Département des fondements et pratiques en éducation. D’un côté, il laisse entrevoir l’idée que l’illusion peut être la clé du bonheur et, de l’autre, il montre la satire de cette illusion lorsqu’elle tombe. Ces illusions pourront parfois mener vers quelque chose de constructif qui nous aidera à cheminer dans notre vie alors qu’à d’autres moments, ces illusions pourront demeurer illusoires, en ce sens qu’elles pourront nous faire vivoter dans une spirale, sans nécessairement mener vers de grands changements.»
La condition humaine
Grande admiratrice de Woody Allen, Marie-Denyse Boivin avait accepté de partager ses impressions du film lors du dernier «Ciné-Psy» qui a eu lieu récemment à Québec. Instaurée par le psychanalyste Marcel Gaumond, la formule est la suivante: le public est invité à discuter d’un film, après que des universitaires ou des spécialistes aient lancé le débat. «Comme dans tous ses films et avec l’humour parfois plutôt noir qu’on lui connaît, Woody Allen trace un portrait assez pessimiste de notre réalité contemporaine, a-t-elle expliqué. Il soulève des questions existentielles telle la peur de vieillir et de mourir. À cet égard, le sombre et bel inconnu dont il est question dans le titre du film pourrait aussi bien être la mort, qu’on finit tous par rencontrer un jour.» Le sexe et l’infidélité, la prétention intellectuelle, les fiascos affectifs, la morale qui dérape et la volte-face qui chamboule tout représentent également des thèmes chers à ce cinéaste qui, à 75 ans bien sonnés, poursuit intelligemment sa réflexion sur la condition humaine.
Difficile de raconter par le menu cette histoire mettant principalement en scène deux couples qui se font et se défont sous nos yeux. Helena, la soixantaine accomplie, a vu son mari, Alfie, la quitter pour une femme beaucoup plus jeune. Insatisfaite des services de son psychiatre, elle décide de consulter une voyante qui lui prédit qu’elle rencontrera bientôt un homme qui saura enfin l’apprécier à sa juste valeur. Sally, sa fille, est mariée à Roy qui rêve de devenir un écrivain célèbre. Elle-même rêve d’avoir un enfant, un projet que n’envisage pas du tout son mari qui, de sa fenêtre, reluque Dia, sa sensuelle voisine indienne d’en face. Mal dans leur peau, aussi insatisfaits l’un que l’autre dans une existence où rien n’arrive jamais, Sally et Roy en viennent à fantasmer chacun de leur côté sur un autre partenaire. Baigner constamment dans l’illusion serait-il une façon de se mentir à soi-même afin de ne pas couler à pic? «On en revient à la phrase de Woody Allen, pour qui s’illusionner sur soi et sur les autres permet de faire face aux problèmes, dit Marie-Denyse Boivin. Mais attention, illusion n’égale pas mensonge. Il y aurait mensonge quand on sort de notre authenticité, ce qui arrive une fois dans le film quand Roy se fait passer pour l’auteur d’un roman dont il n’a pas écrit une ligne, après avoir volé le manuscrit de son ami.»
Boire du vin et faire l’amour
Selon la conférencière, la mère de Sally, Helena, serait la représentante du surmoi auprès de Roy, celle qui rappelle les interdits et les contraintes. Lui-même serait installé dans un moi idéal où règne la toute-puissance et le principe du plaisir, au détriment des exigences de la réalité. À sa nouvelle conquête Dia qui s’interroge sur leur avenir, Roy répond tout de go qu’ils iront vivre à Paris, qu’il écrira, qu’ils boiront du vin et qu’ils feront l’amour. En somme, tout ira bien dans le meilleur des mondes. Mais qui s’illusionne dans cette histoire où l’urgence de trouver le bonheur ici et maintenant habite tous les personnages? Dans cette quête incessante d’épanouissement personnel et de réalisation de soi, ne perd-on pas un peu de son âme, de sa vie? «Aujourd’hui, les couples ont les moyens de se séparer rapidement et les relations sont souvent éphémères, constate Marie-Denyse Boivin. L’important consiste à ne pas perdre ses illusions. Car lorsqu’il n’y a plus d’illusions, il n’y a plus de rêve.»