«J’ai passé quatre jours en mer avant d’être secouru. La nuit où nous avons quitté la Libye, le fond du bateau s’est fissuré. Personne n’a dormi pendant tout ce temps parce que nous avons dû vider l’eau à l’aide d’un bidon de carburant vide. Nous avons manqué de nourriture et d’eau après le premier jour. Un homme est même devenu si désespéré qu’il a sauté par-dessus bord. Nous avons dû l’aider à remonter dans le bateau. On avait si peur, on ne pensait plus qu’à la mort: tout le monde était persuadé que nous allions mourir.»
Abdo (prénom fictif) est originaire du Soudan. En août 2019, à l’âge de 17 ans, il a traversé la Méditerranée à bord d’une embarcation surpeuplée et impropre à la navigation avant d’être recueilli à bord de l’Ocean Viking, l’un des deux navires de SOS Méditerranée, une association civile européenne de sauvetage en mer. Son témoignage, avec celui de neuf autres migrants mineurs non accompagnés ayant franchi la Méditerranée entre 2016 et 2020, est au cœur de Jeunesse naufragée, un rapport percutant de 24 pages publié l’an dernier par cette ONG d’urgence sur un sujet brûlant d’actualité.
«Ce projet de dossier est le fruit d’une collaboration entre SOS Méditerranée et la Chaire de recherche du Canada sur les dynamiques migratoires mondiales de l’Université Laval, explique la titulaire de la Chaire et professeure au Département de géographie, Danièle Bélanger. L’idée vient de nous. Nous avons établi un contact avec eux. Les ONG ont des besoins en recherche. Comme elles travaillent beaucoup en intervention d’urgence, elles n’ont ni le temps ni les ressources pour faire de la recherche. C’est à ce niveau que les chercheurs universitaires peuvent intervenir en mettant leurs compétences à leur service. Ce projet de collaboration intersectorielle est une belle réussite pour la Chaire, le Département et l’Université.»
Une étudiante de troisième année du baccalauréat en géographie, Mireille Lajoie, a été mise à contribution dans ce projet. Sa principale tâche a consisté à monter une base de données. Elle a aussi effectué un travail de recherche à partir de documents officiels du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, de l’Organisation internationale pour les migrations, de l’Unicef et de divers instituts de recherche. La Chaire a coordonné son travail avec SOS Méditerranée. Elle a aussi financé le travail de l’étudiante et assuré sa supervision. Puis, l’ONG a travaillé de près avec l’étudiante sur l’élaboration du rapport, qui est maintenant diffusé sur le site de l’organisation.
«J’ai fait ce projet de recherche de fin de bac pour eux et avec eux, souligne Mireille Lajoie, aujourd’hui inscrite à la maîtrise en géographie. L’ONG m’a demandé de monter une base de données à partir de 116 témoignages de rescapés de tous âges recueillis entre 2016 et 2020 à bord de l’Aquarius et l’Ocean Viking. J’ai ensuite fait l’analyse de la problématique à partir de la littérature scientifique. Enfin, j’ai extrait de la base de données les informations relatives aux mineurs. Ces 10 migrants étaient originaires du Sénégal, de la Gambie, de la Guinée, de la Côte d’Ivoire, du Ghana, du Nigéria, du Soudan et de la Somalie. À partir de là, j’ai construit les dossiers. Certains témoignages étaient audio. C’était touchant d’entendre les voix. J’ai trouvé particulièrement intéressants les témoignages des adolescentes et des jeunes femmes.»
À titre d’exemple, voici un extrait du témoignage d’Esther (prénom fictif), recueillie à bord de l’Aquarius en mars 2018. Originaire du Ghana, la jeune fille avait alors 17 ans.
«Je ne savais rien des bateaux qui partaient pour l’Europe, car j’étais venue en Libye pour travailler. Mais une nuit, une bombe a été lancée sur la maison où je vivais, et des hommes sont venus nous prendre pour nous amener à l’endroit d’où les bateaux partent. C’était la nuit et je ne voyais rien sauf le bateau pneumatique blanc dans lequel nous étions. Je n’ai payé pour rien, je n’avais pas d’argent. La femme arabe pour qui j’avais travaillé en Libye avait dû payer pour mon voyage. J’ai demandé où nous allions et ils m’ont dit qu’on allait en Europe. Au début, je n’avais pas peur, car je ne pouvais rien voir. Mais quand le soleil s’est levé, j’ai été terrifiée de me retrouver au milieu de la mer. J’ai vu les autres pleurer, vomir, prier. Je n’ai pas bougé, je voulais pleurer, mais j’avais trop peur de tomber à l’eau. J’étais paralysée par la peur.»
Plus de 32 000 personnes secourues
Fin janvier 2021, l’Ocean Viking a reçu la permission de débarquer à Augusta, en Italie, 373 personnes rescapées. Plusieurs avaient déjà tenté la traversée en mer. Ces réfugiés étaient entassés dans des embarcations pneumatiques en détresse dans les eaux internationales. On comptait parmi eux 165 mineurs et des enfants, ainsi que 21 nouveau-nés. Près des quatre cinquièmes des mineurs n’étaient pas accompagnés. Quatre femmes étaient enceintes et 32 voyageaient seules. Depuis le début de ses activités en février 2016, SOS Méditerranée a secouru plus de 32 000 personnes avec l’Aquarius puis l’Ocean Viking. Le quart d’entre elles étaient mineures et voyageaient seules. Depuis 2014, cette dangereuse traversée en mer a fait plus de 20 000 victimes.
Les raisons pour lesquelles ces migrants ont quitté leur pays sont complexes. Elles sont notamment liées au contexte politique, au contexte socioéconomique ou bien au contexte familial. Les personnes peuvent fuir la guerre, les persécutions, les violences ou bien le chômage. Certaines sont en quête d’une éducation. Sur la route, les migrants sont souvent victimes de vols, de travail non rémunéré, d’enlèvements, de détention, de violences physiques, de privations de nourriture ou encore d’absence de soins.
Le rapport Jeunesse naufragée contient le témoignage de Marie Rajablat, une infirmière en psychiatrie, bénévole à SOS Méditerranée, qui a recueilli des témoignages à bord auprès d’enfants et d’adolescents rescapés. «Tous, écrit-elle, étaient obnubilés par l’objectif d’une vie meilleure. Beaucoup voulaient témoigner. Les filles étaient souvent plus farouches. Elles étaient mises à l’abri avec les femmes et les petits enfants. Si les garçons sont restés très généralistes, les filles qui ont pu parler ont témoigné par le menu l’enfer qu’elles avaient vécu.»
Un des rares témoins
Julie Bégin est la responsable des communications à SOS Méditerranée. Elle rappelle le rôle de cette ONG créée en 2015. «Nous sommes, dit-elle, un des rares témoins de ce qui se passe en Méditerranée centrale, qu’il s’agisse de naufrages d’embarcations en détresse, de chaos dans la coordination des sauvetages, de témoignages terribles des rescapés sur leur séjour en Libye et leur parcours migratoire. Nos observations contribuent à documenter ce qui se passe sur la route migratoire la plus meurtrière au monde et sont très attendues.»
Le projet de dossier Jeunesse naufragée serait le premier du genre pour SOS Méditerranée. «La communication est pratiquement instantanée, les actualités s’enchaînent extrêmement rapidement et les productions du bateau, notamment les témoignages des rescapés, n’ont jamais fait l’objet d’un répertoriat exhaustif, comme l’a fait Mireille Lajoie, explique-t-elle. Il nous est très utile lorsqu’on cherche une information précise. Le rythme universitaire permet en outre de prendre un recul nécessaire pour analyser ces contenus et en faire ressortir l’essentiel.»
La version finale du document a été traduite et éditée pour les associations sœurs de SOS Méditerranée en Suisse, en Allemagne et en Italie. Le document a ensuite été lancé sur les réseaux sociaux simultanément et présenté à la presse nationale dans ces pays, en plus de la France.
«Il s’agit avant tout d’un outil pour la sensibilisation et de témoignage auprès des citoyens, mission essentiellement portée par nos quelque 1000 bénévoles en Europe, souligne Julie Bégin. La pandémie a quelque peu ralenti la tenue des événements et les séances de sensibilisation dans les établissements scolaires, mais dès que cela sera possible, le document pourra enfin être distribué de main à main au-delà de sa version numérique, qui a largement été partagée. D’ailleurs, afin de poursuivre ce travail de diffusion numérique, nous avons produit cinq capsules animées sur la base de cinq des témoignages du dossier.»