L'insécurité entourant l'eau potable n'est pas près de s'estomper en Jordanie. Bien au contraire. Si rien n'est fait, plus de 90% des ménages à faible revenu de ce pays se retrouveront dans une situation critique d'ici la fin du siècle. C'est ce que démontre une équipe internationale, dont fait partie le professeur Amaury Tilmant de l'Université Laval, à l'aide d'un modèle créé pour aider la Jordanie et les autres pays arides à mieux gérer leurs ressources limitées en eau potable. Les détails des travaux de cette équipe, dirigée par Steve Gorelick de l'Université Stanford, viennent de paraître dans les Proceedings of the National Academy of Sciences.
Cet outil modélise les interactions entre les phénomènes naturels, les facteurs humains et les comportements institutionnels, précise Amaury Tilmant, professeur au Département de génie civil et de génie des eaux et chercheur au regroupement CentrEau. Il permet de prédire les effets de diverses interventions sur l'approvisionnement en eau potable, selon différents scénarios de changements climatiques et de croissance de la population. Ses principales prédictions pour la Jordanie? Le volume d'eau potable par personne va diminuer de 50% d'ici la fin du siècle. Chez les ménages à faible revenu, 91% auront accès à moins de 40 litres d'eau par jour – le seuil critique de l'insécurité hydrique – pendant 11 mois de l'année.
L'eau potable est déjà une denrée rare et rationnée en Jordanie. «En moyenne, chaque ménage est approvisionné en eau potable pendant 36 heures chaque semaine. Les maisons sont munies d'une citerne dans laquelle est stockée l'eau potable. Cette réserve permet aux ménages de tenir pendant quelques jours. Les plus fortunés ont recours aux services d'entreprises privées qui livrent l'eau aux maisons par camion-citerne», ajoute Amaury Tilmant.
Plusieurs facteurs expliquent la rareté de l'eau dans ce pays. D'abord, les précipitations atteignent à peine 25cm par année. Le principal cours d'eau du pays, la rivière Yarmouk, est utilisé en amont par la Syrie. Son débit annuel a chuté de 85% au cours des cinq dernières décennies. Les nappes phréatiques de surface sont surexploitées par les agriculteurs et par les entreprises enregistrées qui livrent l'eau aux maisons. «Il y a aussi des entreprises non enregistrées qui se livrent à un marché noir de l'eau», ajoute le professeur Tilmant. Le principal aquifère fossile, dont l'eau ne se renouvelle pas, est pompé par la Jordanie et par l'Arabie saoudite. Cette source d'eau potable sera épuisée dans quelques dizaines d'années. Le réchauffement climatique et la croissance de la population, ponctuée par l'arrivée massive de migrants, n'arrangent pas la situation.
Quelles mesures faut-il adopter pour éviter une aggravation de la crise de l'eau? «Notre modèle montre que chaque intervention prise isolément a peu d'effet sur l'approvisionnement en eau potable de la population. Il faudra recourir simultanément à un ensemble de mesures pour changer le cours des choses.» L'une des actions prioritaires serait de réparer le réseau de distribution. «La moitié de l'eau produite par les usines de filtration ne se rend pas au robinet en raison de fuites dans le réseau de distribution, mais aussi du vol d'eau», souligne le professeur Tilmant.
Par ailleurs, 60% de l'eau renouvelable est utilisée en agriculture. Les chercheurs proposent de rediriger le quart de ce volume vers les besoins des citadins. «Il faudrait accepter de sacrifier une partie de la sécurité alimentaire pour une plus grande sécurité hydrique. Sur le plan politique, cette mesure sera difficile à faire accepter», reconnaît le chercheur.
Enfin, il faut envisager sérieusement la désalinisation de l'eau de la mer Rouge, un projet qui traîne dans les cartons depuis de nombreuses années. «C'est très coûteux, mais l'inaction aura aussi de grandes répercussions économiques en Jordanie et dans les pays voisins. Tous ces pays gagneraient à coopérer au projet pour réduire l'insécurité hydrique dans cette région du monde.»